Il parle vite, peut-être pour contenir sa colère, même s'il n'avait guère d'illusion. De fait, les orientations du rapport sur l'éducation prioritaire, rendu public mardi soir, s'inscrivent dans la suite logique de la politique menée par Jean-Michel Blanquer. «On va vers un effacement discret de la politique nationale d'éducation prioritaire», dénonce Marc Douaire, président de l'Observatoire des zones prioritaires (OZP), une petite association qui suit à la semelle ce qui se passe en éducation prioritaire.
Pour l’instant, ce n’est qu’un rapport. Le ministre de l’Education l’a répété à plusieurs reprises, aucune réforme ne sera engagée avant les municipales. Le sujet est en effet très sensible. Marc Douaire remet le débat dans son contexte historique. Et revient sur les mesures préconisées par ce rapport, concocté par l’universitaire Pierre Mathiot (celui qui a planché sur la réforme du bac) et l’inspectrice générale Ariane Azéma.
La politique d’éducation prioritaire, consistant à donner plus de moyens aux établissements des quartiers difficiles, fait l’objet de controverses ces dernières années, notamment sur son efficacité.
C'est le cas depuis le départ ! La politique d'éducation prioritaire a une histoire mouvementée. A aucun moment elle n'a bénéficié d'une stabilité, pourtant indispensable pour que les choses évoluent. C'est un sujet très politique, qui divise… et donc varie en fonction des politiques.
L’histoire commence en 1981, quand Alain Savary pose les fondations de l’éducation prioritaire avec cette idée qu’il faut donner plus à ceux qui sont le plus éloigné des codes de l’école. En 1984, Jean-Pierre Chevènement met un grand coup de frein. En pourfendeur de l’égalitarisme républicain, il conçoit alors l’école comme un lieu homogène où tous les enfants sont sur un pied d’égalité quand les conditions d’enseignement sont bonnes. La politique d’éducation prioritaire ne sera relancée qu’en 1989, sous l’impulsion de Michel Rocard. L’idée est lancée de créer un observatoire pour suivre concrètement la mise en place de cette politique, l’évaluer aussi. Le projet sera abandonné. C’est à ce moment-là que notre association, l’OZP, est créée pour faire ce travail de suivi, de façon indépendante.
Que s’est-il passé ensuite ?
Il faudra attendre 1997 pour une nouvelle impulsion politique. Ce sera la seule et unique fois que seront organisées des assises de l'éducation prioritaire. Là encore, effet de courte durée : la droite rappuie sur le frein dès 2002… Avant d'accélérer à nouveau en 2005, au moment des émeutes en banlieue. L'école est alors en première ligne. Une évaluation des dispositifs est programmée pour 2011. Luc Chatel est aux manettes [Blanquer est numéro 2, ndlr]. Il ne fait pas l'évaluation. A la place, il lance le dispositif Eclair, pour que les chefs d'établissement des quartiers difficiles recrutent eux-mêmes leurs profs.
Alternance. Nouveau changement de braquet. La gauche impulse des réseaux d’éducation prioritaire : les REP et les REP+. On demande alors aux équipes pédagogiques de monter des projets, s’engageant à les évaluer en 2019, pour voir ce qui marche ou non. Mais à nouveau, l’évaluation, que nous réclamons, n’est pas faite. A défaut, nous avons, avec nos moyens associatifs, mis en place un conseil scientifique en faisant une enquête la plus poussée possible auprès des REP et REP+. C’est un travail fastidieux, nous présenterons nos résultats le 30 novembre.
Il y a tout de même eu un audit de la Cour des comptes, en 2018, qui remet en cause l’efficacité de la politique d’éducation prioritaire…
Le travail de la Cour des comptes est intéressant mais ce n’est pas une évaluation à proprement parler. C’est une collection de points de vue d’experts, pas aussi accablants que l’on a bien voulu le dire. Par exemple, la Cour écrit que la politique d’éducation prioritaire est la seule politique publique de lutte contre les inégalités à l’école !
Ce n’est pas le seul rapport… Celui de France Stratégie, par exemple, préconise la fin de la labellisation REP et REP+.
Je préfère ne pas commenter. Disons qu’il y a une pression forte du gouvernement pour mettre l’éducation prioritaire sur la sellette. C’est évident.
C’est la lecture que vous faites du rapport Azéma-Mathiot, que le ministre vient de rendre public ?
Oui. Relisez la lettre de mission du ministre quand il a commandé ce rapport. Dès le départ, il indique qu'il veut une politique territoriale, englobant une réflexion sur l'outre-mer et la ruralité. Les problèmes sont spécifiques et n'ont rien à voir ! En mixant ainsi les problématiques sous le label «de la territorialité», on risque l'effacement progressif de l'éducation prioritaire.
Parmi les mesures, le rapport préconise de conserver les REP+ en l’état et de confier la gestion des REP aux rectorats pour une gestion plus «proche du terrain».
C’est un classique. Sous l’apparence d’une mesure plus démocratique de donner la main au terrain, on cherche en réalité, petit à petit, à effacer une politique prioritaire. Sur ce point, nous sommes en profond désaccord. L’éducation prioritaire est une politique de justice sociale, et à ce titre elle doit être pilotée nationalement. Cela n’empêche pas de s’appuyer sur les acteurs de terrain mais il faut un cadrage national.
Là, le rapport préconise de délabéliser les REP et de confier la répartition des moyens uniquement aux recteurs et aux conseils régionaux. Ce sont eux qui définiront les priorités. Certains recteurs arriveront certainement à résister aux pressions locales, mais d’autres non. Ce sera beaucoup plus difficile de tenir bon. On imagine la tentation des élus de donner les moyens là où les gens sont susceptibles de voter, plutôt que d’investir dans les quartiers où vivent les étrangers… Je suis volontairement provocateur mais le risque est réel. Pour les recteurs, il est beaucoup plus facile d’appliquer une politique quand elle est imposée par le ministère. Quand ils sentent le ministre fluctuer, qu’ils voient bien que le sujet n’est plus une priorité ministérielle, alors cela devient difficile de tenir.