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Libération
Décryptage

Réforme des retraites : les régimes spéciaux sur le métier

Le haut-commissaire chargé de la réforme, Jean-Paul Delevoye, préconise l’alignement progressif de l’âge de départ de tous les fonctionnaires et agents d’entreprises publiques sur le régime général. Mais dans un contexte de mobilisations sociales, le débat enfle dans la majorité sur l’opportunité d’assouplir ce projet.
Edouard Philippe, Agnès Buzyn et Sibeth Ndiaye et Jean-Paul Delevoye au Conseil économique, social et environnemental à Paris, le 12 septembre. (MARTIN BUREAU/Photo Martin Bureau. AFP)
publié le 7 novembre 2019 à 20h36

A l'approche d'une mobilisation sociale, on aurait imaginé exécutif plus uni. Un mois avant une grève «reconductible» des transports parisiens et de la SNCF contre une réforme des retraites qui contient la fin des régimes spéciaux, la majorité se divise sur les gestes à faire pour déminer un mouvement prêt à paralyser le pays à la veille des fêtes de Noël. D'autant plus que les gilets jaunes, qui en seront le 5 décembre, attendent une nouvelle étincelle pour retourner sur les ronds-points et que des cheminots débrayent déjà pour de meilleures conditions de travail.

Ces dernières semaines, Emmanuel Macron, Edouard Philippe et leur haut-commissaire chargé de cette réforme, Jean-Paul Delevoye, ont, certes, tous les trois, peaufiné leurs formules com pour s'afficher «déterminés» à refondre, à partir de 2025, les 42 régimes actuels en un régime universel par points qui «supprime» de fait les régimes spéciaux. «Je veux aller au bout», a assuré le chef de l'Etat il y a dix jours sur RTL en rentrant de la Réunion. «Ne doutez pas de la détermination de l'exécutif !» a scandé le Premier ministre mardi devant les députés de la majorité. «Je ne transigerai pas sur l'objectif», cogne Delevoye dans le Parisien jeudi.

Mais lorsqu'on entre dans le détail des propos de chacun, les positions divergent : faut-il réserver le nouveau système aux seuls nouveaux entrants ? Macron semble tenté. Philippe dit «on verra, tout est ouvert». Delevoye refuse sous prétexte d'«équité». Si le chef de l'Etat ne s'est jamais caché de vouloir faire «converger tous les régimes spéciaux vers un régime unique», et compte bien mettre fin aux «situations acquises» de certains fonctionnaires ou salariés de grandes entreprises publiques, le chemin politique est ardu. Candidat, Macron promettait du «dialogue» pour éviter une France bloquée. Chef de l'Etat, il en est à sa seconde «concertation» sur une réforme repoussée (déjà) de plus d'un an et qui pourrait raviver les braises sociales et le souvenir des grandes grèves de l'hiver 1995.

Qu’appelle-t-on «régimes spéciaux» ?

Les différents régimes de retraite (hors agriculteurs et indépendants) qui ont gardé des règles différentes du régime général du fait de leurs spécificités (lire interview page 5). Au sens strict, il existe encore 18 régimes spéciaux comptant 4,7 millions de cotisants pour 4,3 millions de retraités : cela va des fonctionnaires d'Etat, civils et militaires (2 millions de cotisants et 2,16 millions de bénéficiaires) aux agents territoriaux et hospitaliers (2,22 millions de cotisants pour plus d'1 million de retraités). Mais lorsque, dans le débat public, on parle de «régimes spéciaux», on désigne précisément les fonctionnaires dits de «catégorie active» - ceux dont le métier «présente un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles» (policiers, militaires, pompiers, surveillants de prisons, aides-soignants…) - ou les salariés de certaines entreprises ou institutions publiques ayant conservé des avantages liés à leur statut (SNCF, RATP, EDF, Banque de France, Opéra de Paris, Comédie-Française…).

Ces régimes spéciaux ont déjà été réformés et rapprochés du régime général. En 2003, le gouvernement Raffarin - avec, déjà, Delevoye en ministre - a progressivement aligné les règles (durée d'assurance, décote, surcote, indexation des pensions sur l'inflation…) de la fonction publique sur celles du privé. En 2008, Nicolas Sarkozy décide de plusieurs décrets pour «harmoniser» régimes spéciaux et catégories actives du public. En 2010, la droite supprime les départs anticipés pour les parents de trois enfants et fait, petit à petit, correspondre les taux de cotisation et la durée d'assurance des agents et salariés «sédentaires» (ceux qui ne peuvent justifier d'un nombre d'années de métier «risqué»). Résultat, souligne le Conseil d'orientation des retraites (COR) dans une note de mai 2016 : «A compter de 2024, l'âge d'ouverture des droits (62 ans) et la durée d'assurance (168 trimestres) des sédentaires des régimes spéciaux seront alignés sur ceux de la fonction publique et du régime général et évolueront à l'identique (172 trimestres pour la génération 1973).»

Mais du coup, que reste-t-il de «spécial» à ces régimes ?

Comme pour toute la fonction publique, un calcul de la pension sur les six derniers mois (contre les vingt-cinq meilleures années dans le privé) et, pour les «catégories actives», des départs anticipés. Dans la fonction publique, c'est 57 ans à partir de la génération née en 1960 (52 ans pour les métiers les plus risqués). Pour les autres régimes spéciaux, type RATP et SNCF, le même principe s'applique aux catégories actives : les agents de maintenance des transports parisiens et les cheminots peuvent, selon leur année de naissance, liquider leur retraite entre 55 et 57 ans ; pour ceux qui ont les jobs les plus pénibles, c'est entre 50 et 52 ans. Mais en pratique, ils partent bien plus tard puisque, peu à peu, la durée d'assurance nécessaire pour bénéficier du taux plein se rapproche de celle des autres cotisants. Résultat, avec quarante-trois ans de cotisations à boucler, un conducteur de métro né en 1978 et qui voudrait partir à 52 ans aurait dû, en théorie, commencer à travailler à… 9 ans.

Qu’a prévu le gouvernement ?

De mettre sur pied «un système qui conduira à la disparition des régimes spéciaux», a affirmé Edouard Philippe le 12 septembre devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese). Dans le Parisien jeudi, Jean-Paul Delevoye, assure qu'il «ne transigera pas sur l'objectif». Mais comme dans son rapport rendu en juillet, il rappelle son intention d'une «transition […] sur quinze ou trente ans», pour éviter toute «brutalité». «Ceux qui ont vingt-sept années de service et qui ont gagné le droit de partir en retraite vont garder ce droit», explique l'ancien chiraquien. Pour les autres, «l'âge d'ouverture des droits sera progressivement relevé de quatre mois par génération», à compter de celle née en 1968. Ainsi, la première génération «ex-régime spécial» à ne pouvoir partir, comme tout le monde, qu'à 62 ans, serait, si les préconisations de Delevoye sont retenues par Matignon, «celle née en 1982». Ceux qui pouvaient, jusqu'ici, partir à 52 ans auraient encore plus de temps : le «relèvement» de l'âge de départ touchera en premier lieu la génération 1973 et celle qui ne pourra plus partir avant 62 ans sera celle née en… 2002. «On va prendre le temps de les emmener», veut rassurer Philippe. Mais «si la solidarité, c'est "chacun pour soi", prévient Delevoye, la France deviendra une espèce d'archipel d'intérêts catégoriels.»

En ligne avec une des promesses de Macron, Delevoye propose également dans son rapport que «les fonctionnaires ayant des missions régaliennes» et ceux qui ont «effectivement occupé des fonctions dangereuses pendant une période minimale» (vingt-sept ans) garderaient le droit de partir plus tôt : 52 ans pour les policiers, surveillants de prison ou contrôleurs aériens, 57 ans pour les pompiers, douaniers et policiers municipaux. Les militaires, eux, conserveront les mêmes conditions qu'aujourd'hui. Si les autres perdent leurs acquis, ils pourront, en revanche, bénéficier de la retraite pour incapacité permanente, du compte professionnel de prévention (lire ci-dessous) et du calcul de leurs primes pour le calcul de leur pension.

L’exécutif peut-il faire des gestes ?

Il y pense. Fin octobre sur RTL, Emmanuel Macron a laissé entendre qu'il pourrait réserver le nouveau système aux (seuls) futurs entrants. «Ce qu'il faut gérer, c'est l'angoisse des gens qui veulent comprendre où ils vont sachant qu'ils ont parfois quinze ans, vingt ans, vingt-cinq ans de carrière, a expliqué le chef de l'Etat. [Mais] est-ce que le gendarme que j'embauche demain, je peux pas dire "il rentre dans le nouveau système" ?» En mars 2017 sur TF1, le candidat Macron était déjà sur cette ligne : «Ceux qui y sont, je ne modifierai pas leur régime mais je fais [en sorte] que, pour les plus jeunes qui rentrent dans ces régimes, il faut progressivement qu'on ait un système unique.» Problème : Delevoye a répété jeudi qu'il jugeait cela «impossible» : «Si on fait "la clause du grand-père" pour une profession, il faut la faire pour tout le monde, [mais] ça veut dire qu'on renonce à la réforme.» La porte-parole du gouvernement, Sibeth N'Diaye, n'y voit pas une «divergence». C'est, en tout cas, une vraie dissonance qui brouille un peu plus le message sur une réforme difficile à expliquer.

Témoignages de travailleurs

Karen Marquez, 41 ans, conductrice RATP, dix-neuf ans d’ancienneté«Conduire un train jusqu’à 64 ans est impossible»

«Quand je suis rentrée en tant que conductrice de métro, je devais partir à la retraite à 50 ans, après vingt-cinq ans de service. Avec les réformes successives, c’est désormais 52 ans avec vingt-sept ans de service. On bénéficie d’autre chose : ce sont les six derniers mois de salaire qui comptent pour le calcul de la retraite, parce qu’on n’a pas de rémunération qui augmente de façon aussi exponentielle que dans le privé et qu’on n’a pas de complémentaire. On a beaucoup de primes, notamment à la conduite, mais elles ne sont pas prises en compte alors qu’elles représentent un quart ou un cinquième de notre salaire. Mais il faut bien faire le distinguo : les 50 000 agents de la RATP n’ont pas un régime particulier ; nous, les catégories spécifiques à la conduite, en bénéficions notamment en raison de la pénibilité.

«Depuis mon entrée à la RATP, je travaille sur les trois horaires de service, soit le matin très tôt, soit la nuit, soit l’après-midi. On alterne toutes les semaines, ça fatigue énormément. Des week-ends, on en a un toutes les cinq semaines. Le fait d’évoluer dans un tunnel sans lumière du soleil, ça met un coup aussi. La pollution qu’on respire rend les choses difficiles.

Avec ce qui est annoncé dans le rapport Delevoye, demain je travaillerai douze ans de plus qu'aujourd'hui, pour partir à 64 ans. Ce qui m'énerve, c'est qu'on pointe ce que les autres ont en plus plutôt que d'en demander. Honnêtement, conduire un train jusqu'à 64 ans, ce n'est pas possible pour moi, ne serait-ce que pour une question de sécurité. Il faut être en parfaite forme physique, on est soumis à de nombreux contrôles. Ça me semble compliqué de continuer à l'être à plus de 60 ans. Ce qui génère beaucoup d'angoisse aussi, c'est la portabilité de notre régime spécial. Comment seront considérées nos années de cotisation jusqu'au basculement dans le nouveau régime en 2024 ? On est encore dans le flou…»
Recueilli par Gurvan Kristanadjaja

Florent Lieveaux, 48 ans, infirmier au CHU de Poitiers depuis 2008«On veut m’imposer ce que j’ai refusé il y a huit ans»

«Après plusieurs années comme aide-soignant, en 2008 je suis devenu infirmier en rééducation au CHU de Poitiers. Tous les infirmiers hospitaliers relevaient alors de la catégorie B, dite «active» en raison de la pénibilité reconnue du métier : si on avait cotisé trente-sept ans et demi avec au moins dix-sept ans de service en soins actifs, cela permettait de partir à 57 ans avec une pension à taux plein. En 2011, on nous a donné la possibilité de changer de statut, d’opter pour la catégorie A, dite «sédentaire» : cela donnait droit à une petite augmentation mais le départ à la retraite était alors aligné sur le régime général, 60 ans à l’époque. Contrairement à beaucoup de mes collègues, j’ai choisi de rester en catégorie B : l’augmentation continue de la charge de travail m’inquiétait.

«D’année en année, on nous demande de faire de plus en plus d’actes, d’être de plus en plus performant. A force d’enchaîner les soins, on déshumanise le métier, ce qui est contraire à mes valeurs. Et puis, après 55 ans, cela devient difficile de tenir physiquement. Nos plannings ne sont pas réguliers : on peut être du matin de 6 h 50 à 14 h 40 le lundi et le mardi ; de nuit de 21 h 15 à 7 h 15 le mercredi et le jeudi, de repos les deux jours suivants, mais devoir revenir au pied levé le dimanche pour remplacer un collègue en arrêt maladie, l’hôpital évitant au maximum de faire appel à des remplaçants extérieurs… Il y a tellement de contraintes à l’hôpital qu’on ne peut même pas forcément prendre nos congés quand on le souhaite…

«Avec la réforme Delevoye, on parle de supprimer la catégorie B. Ce serait incompréhensible. On veut m'imposer quelque chose que j'ai refusé, en toute connaissance de cause, il y a huit ans. Si cela va au bout, j'aurai perdu le bénéfice de l'augmentation de salaire sur toute la période, soit près de 20 000 euros en cumul, et je ne pourrai même pas partir à la retraite plus tôt. J'ai l'impression d'être le dindon de la farce.»
Recueilli par Nathalie Raulin

Thierry Clair, 53 ans, délégué syndical Unsa police, trente-trois ans d’ancienneté«Ça ne va pas du tout donner la même chose»

«Aujourd’hui, un policier peut prendre sa retraite à taux plein à 57 ans grâce à un système de bonification qui permet de partir cinq ans plus tôt. Mais ce n’est pas non plus un cadeau parce qu’en échange on a une surcotisation. Demain avec la réforme, on pourrait donc perdre ce statut spécial et devoir travailler jusqu’à 62 ans pour partir avec une pension complète. Mais à partir d’un certain âge, on n’a plus les mêmes réactions. Les années sont passées par là, avec tout le stress vécu, les montées d’adrénaline encaissées. A partir de 50 ans déjà, on n’a plus l’agilité et la forme physique qu’on pouvait avoir plus jeune. Sur des missions de voie publique, où l’on peut intervenir par exemple sur des rixes, des violences et des situations qui peuvent dégénérer d’un moment à l’autre, c’est franchement impensable. Les horaires de nuit deviennent aussi de plus en plus compliqués à gérer. D’autant que dans des petits commissariats de province, ce sera très compliqué de cantonner tous les vieux policiers à du travail de bureau et à des horaires adaptés.

«Le montant de ma retraite pourrait aussi être diminué. Si je calcule le montant de ma pension sur les six derniers mois ou avec un système de points tout au long de ma carrière, ça ne va pas du tout donner la même chose. Mais c'est encore très flou sur ce point, on ne sait pas précisément quel sera le nouveau mode de calcul. Si je prends mon cas personnel, je suis major, donc gradé. Avec le système actuel, je devrais partir avec une retraite maximum d'environ 2 300 euros à 57 ans. Mais avec la réforme, avec la perte de la bonification, je pourrais perdre 200 à 300 euros en partant au même âge. La situation est encore pire pour la majorité des policiers qui sont gardiens de la paix et touchent aujourd'hui environ 1 900 euros. Ils pourraient également perdre une partie importante de leur retraite. On ne peut pas parler de reconnaissance avec ces montants-là. Ça ne passera pas.»
Recueilli par Ismaël Halissat