Sur ce point, ils sont tous d'accord: «La crise de l'hôpital? Elle ne date pas d'hier.» Mais alors question: de quand date-t-elle ? De l'arrivée de la T2A, cette fameuse tarification à l'activité qui favorise les actes techniques ? Ou bien est-ce lié au poids insistant de la rigueur budgétaire ? Ou bien, est-ce lorsque les patients ont commencé à déserter la médecine de ville (ou l'inverse) pour se rendre directement dans les services des urgences ? Retour sur 5 dates clés de cette crise à épisodes.
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[ Clara, 30 ans, infirmière et sans domicile ]
1974, le temps des «services portes»
Les urgences à l'hôpital? On l'a oublié, mais c'est une invention assez récente. Certes, dans les années 30, il y avait des lieux d'accueil hospitaliers, ouverts sur la rue. On les appelait, d'ailleurs, des «services porte». Mais disons jusqu'en 1969, nos hôpitaux n'étaient pas faits pour cela. Il n'existait, ainsi, à l'hôpital aucun règlement consacré spécifiquement au service des urgences, seulement «quelques règlements successifs d'ailleurs généraux, quelques allusions à l'admission d'urgence». Et un historien de l'hôpital de préciser: «Le grand souci, alors, des administrateurs était surtout, hors cas d'urgence, de n'admettre à l'hôpital que les malades y ayant droit.»
Gros changement avec la loi hospitalière de décembre 1970 qui va faire obligation aux hôpitaux d'accueillir les malades de jour comme de nuit. Pour autant, un décret de janvier 1974 relatif au fonctionnement des hôpitaux ne fait encore allusion aux urgences que d'une manière lointaine. L'accueil des malades relevant des urgences restant, de ce fait, très aléatoire. «C'est si vrai que pour l'hôpital Cochin en 1972 il arrive qu'après les heures ordinaires de réception dans les services, que ce soit le concierge de l'hôpital qui dirige le malade soit vers la chirurgie, soit vers la garde médicale de l'un ou l'autre service…» détaille un historien. Bref, jusqu'à la fin des années 80, la porte d'entrée des hôpitaux n'est pas celle des urgences.
1989, l’arrivée de vrais services
C’est le président François Mitterrand qui demande en 1989 à son chirurgien qui l’a opéré pour son cancer de la prostate, le professeur Adolphe Steg, un rapport pour organiser les services d’urgences en France.
L'homme est respecté. Il fait le tour de France. Se montre très surpris de ce qu'il voit. Certes, un peu partout des hôpitaux ont ouvert des services d'urgences, mais cela reste aléatoire et il n'y a pas de spécialités médicales, renvoyant à cette pratique médicale. Steg souligne néanmoins le «succès» de ces services mais cela se fait avec «un accueil défectueux», «des attentes excessives aux allures souvent kafkaïennes», «un manque d'explications et d'apaisement pour les patients», «un déficit de médecins, d'infirmières qualifiées, de brancardiers, d'équipements». Bref, dès le début, les plaintes sont là, presque à l'identique de celles d'aujourd'hui.
C’est à la suite de ce premier rapport que seront créées les premières unités d’accueil d’urgences. Deux ans plus tard, avec la loi de 1991 élaborée par le socialiste Claude Evin, tout hôpital se devra de définir un projet médical d’établissement: derrière ce langage administratif, le changement est essentiel. Les hôpitaux s’organisent, deviennent des lieux collectifs, avec des objectifs sanitaires communs. Et en leur sein, les urgences deviennent un service à part, avec des médecins formés pour cela, avec des diplômes et une discipline qui tend à devenir universitaire. Et avec un Samu.
Cela n’est pas sans effet. L’air de rien l’hôpital va se diviser en deux: les urgences d’un côté, et de l’autre côté la médecine de spécialités. Deux mondes aux comportements et aux fonctionnements qui vont de plus en plus se différencier, jusqu’à constituer aujourd’hui deux mondes presque à part, en tout cas deux univers pas toujours solidaire.
1995, Juppé reprend la main
Automne puis hiver 95, l’histoire a retenu la mobilisation énorme dans les rues contre la réforme des retraites, mais il s’agit aussi d’un tournant pour l’hôpital, avec les ordonnances Juppé. De fait, l’Etat reprend la main. Il a beau créer les Agences régionales de l’hospitalisation qui donne un air de déconcentration à la réforme de la santé, mais dans les faits les hôpitaux se normalisent : ils se doivent d’avoir des projets «compatibles» avec les objectifs nationaux, alors qu’auparavant il fallait simplement que ce soit «cohérent». Ce changement de qualificatif est clair: l’Etat décide, fixe les objectifs, et au final les hôpitaux obéissent.
2003, un cadeau en or fait à la médecine libérale
En 2001, avec Lionel Jospin comme Premier ministre, cela s’agite dans la santé avec des mouvements incessants de grève des médecins généralistes, se battant pour le prix de leur consultation. Les discussions abordent la question de la permanence des soins, c’est-à-dire les gardes la nuit ou les week-ends. Le code déontologie est alors formel: les médecins libéraux doivent assurer des gardes la nuit. C’est ce que l’on appelle la PDS, la permanence des soins.
Une élection arrive, changement de majorité, la droite revient, Jean-François Mattei est nommé à la santé. Après avoir lancé une mission, le nouveau ministre fait un cadeau en or à la médecine libérale, en rendant caduc l’obligation de la permanence des soins, celle-ci ne reposant désormais plus que sur le volontariat. Ce changement va correspondre à l’explosion de plus en plus forte du nombre de patients se rendant directement aux urgences. Où aller en effet passé 20 heures? Où se rendre le week-end, quand votre médecin de ville a fermé son cabinet? L’hôpital devient le seul lieu ouvert 24 heures sur 24, et cela tous les jours de l’année. Faut-il noter qu’au même moment, se déploie le dispositif des 35 heures à l’hôpital, transformant radicalement le rapport au temps d’une profession qui jusque-là ne comptait pas ses heures…
2007, «un patron et un seul à l’hôpital»
Nicolas Sarkozy, alors président de la République, lance en octobre 2007 à Bordeaux la réforme de l'hôpital que mettra en musique sa ministre de la Santé, Roselyne Bachelot. «En un mot, l'hôpital est un concentré de la Nation, c'est ce qui le rend si attachant, si indispensable, et si proche», dit-il. Tout le monde applaudit. Puis il lâche ce qui deviendra un refrain : «Il faut à l'hôpital public un patron. Et un seul. Et le patron, c'est le directeur.»
Voilà, c'est dit. A ses yeux, il s'agit de mettre fin à un pouvoir peu clair à l'hôpital, où le directeur se doit de jouer avec des réseaux compliqués et faire face à des influences qui lui échappent. La brutalité du propos présidentiel a un effet symbolique fort. «Cela casse le modus vivendi d'une bonne gestion et d'une bonne entente entre l'administration et le pouvoir médical», se rappelle un ancien directeur des hôpitaux. «Cela fait écho aussi à l'idée qu'il faut alors gérer l'hôpital comme une entreprise». Le divorce se consomme entre monde médical et monde administratif.
Evidemment, dans ces trente dernières années, d’autres décisions ont joué dans la fabrication de cette crise hospitalière. Comme celle, lancinante, qui porte les moyens. Comme celle encore de la diminution régulière et obsessionnelle du nombre de lits. Toutes ces raisons sont là, multiples. Et se superposent avec le temps les unes sur les autres. Certes, tout cela ne date pas d’hier, mais les solutions successives apportées non plus. Comme si à relire l’histoire, l’on était toujours en retard d’un diagnostic.