Un anniversaire sans célébration. Un an après le début de leur mobilisation, l’heure est aux «bilan et perspectives» pour les gilets jaunes. Après avoir connu une période d’intenses divisions au moment des élections européennes et de digestion pendant l’été, le mouvement s’apprête à entamer sa deuxième année d’existence. Or, il est bien difficile de considérer 2019 sans s’inquiéter pour 2020 tant le gouvernement Macron n’a pas su anticiper puis prendre dûment en compte le sentiment d’injustice grondant et massif d’une partie de la population. La hausse des prix du carburant n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase de la colère : son annulation (en décembre 2018) n’a en rien endigué la protestation.
Et maintenant ? Après cinquante-trois samedis passés dans la rue, comment le mouvement peut-il se renouveler ? Si la mobilisation lors des manifestations n’a fait que faiblir depuis son émergence, le mouvement des gilets jaunes a incontestablement bouleversé la société française et servi d’aiguillon à une contestation bien plus large qui converge désormais vers la grève générale, illimitée et interprofessionnelle du 5 décembre. De quoi réactualiser le combat des gilets jaunes, ces derniers temps raillés en irréductibles cramponnés à une mobilisation moribonde.
Le salut du mouvement passera aux yeux de nombreux de ses partisans par une structuration en vue des élections municipales. Plutôt que de continuer à se prendre «des pains et du gaz dans la tronche», des figures du mouvement (dont Jérôme Rodrigues ou Priscillia Ludosky) ont écrit le 28 octobre une lettre au président Macron où ils proposent de lui remettre en mains propres le manifeste du «vrai débat», une consultation internet créée en opposition au grand débat national organisé l'hiver dernier par le gouvernement. Avec plus d'un million de votes portant sur 25 000 propositions, ce débat proposé par les gilets jaunes a mis en lumière 59 mesures phares qui concernent aussi bien la justice fiscale que l'écologie solidaire. Sans réponse de la part de l'exécutif. Selon Jérôme Rodrigues et d'autres acteurs du mouvement, une «fédération nationale» devrait voir prochainement le jour. «L'objectif à moyen terme est de politiser les gens et d'élever le niveau de conscience», dit François Boulo, avocat de Rouen et gilet jaune de la première heure. A l'origine de la Ligne jaune, plateforme internet vouée à la structuration du mouvement en groupes locaux, départementaux et régionaux, Boulo entend même développer un module de vote : «Une sorte de référendum d'initiative citoyenne numérique, pour permettre aux gens de proposer des référendums, de les voter et de débattre de questions politiques essentielles […], détaille-t-il. L'objectif est de stopper la marche en avant des réformes. Il y a 500 000 pauvres de plus en 2018. Il est temps que ça s'arrête.»
L'état d'esprit des gilets jaunes, leurs motivations, aspirations et désillusions, un an après : Libération est allé sonder une poignée d'entre eux, à travers la France.
«C’était irréel»Noël, 47 ans, à Rennes
Solide gaillard de 47 ans, Noël Fleury, boulanger-pâtissier dans le quartier de Cleunay, à Rennes, est gilet jaune depuis le tout premier jour. «Le facteur déclencheur a été le courrier d'un fournisseur qui m'annonçait qu'en raison de la hausse du carburant, tous les prix des matières premières, le sucre, le beurre, la farine allaient augmenter, raconte-t-il. Et nous sommes dans un quartier à vocation sociale, où le pouvoir d'achat est très faible, ça me semblait logique d'y aller.»
Dès le premier blocage de la rocade, ce fan de Johnny et passionné de bricolage rejoint donc le mouvement, sa toute première expérience d'un mouvement revendicatif. Avec, sous le gilet, sa tenue de boulanger pour bien montrer que la baisse du pouvoir d'achat est «l'affaire de tous», y compris des artisans. «C'était irréel tellement il y avait de monde. Avec une vraie solidarité entre les gens, loin des conflits que l'on connaîtra par la suite.»
Noël Fleury, malgré des horaires exigeants (au fournil dès 2 heures du matin et jusqu'à 19 h 30) est de toutes les manifestations, distribuant avec son épouse Christelle sandwichs et viennoiseries sur les ronds-points. «Il y avait énormément d'échanges, sur les modes de vie, les difficultés de chacun, se souvient-il, j'ai beaucoup appris.» Au fil des mois, il constate néanmoins une baisse de la mobilisation, due principalement selon lui aux «violences policières». Lui-même se retrouve avec un œil au beurre noir après avoir reçu un coup de matraque et est témoin du tir de LBD «totalement gratuit» qui coûte un œil à Gwendal Leroy, 27 ans, lors d'une manifestation à Rennes. «Ces violences ont été le phénomène le plus choquant», dit-il, tout en déployant dans son salon la banderole qu'il confectionne alors avec son épouse, où l'on voit une dizaine de visages de gilets jaunes éborgnés ou gravement tuméfiés. Noël Fleury regrette également qu'avec le temps le mouvement se soit «éparpillé en de multiples revendications, chacun défendant ce qui le touche personnellement». Les «conflits entre leaders» sont un autre motif de déception. Il prend ses distances. D'autant que son activité subit le contrecoup de son engagement, avec quelques remarques sur ses «idées politiques extrêmes». Au printemps, avec une poignée d'autres gilets jaunes, il n'en décide pas moins de relancer le mouvement en revenant aux fondamentaux : «Pouvoir d'achat, justice fiscale et participation du peuple aux décisions». Depuis quelques semaines, une association, l'Union jaune citoyenne, a vu le jour et ils sont quelques dizaines à se retrouver le vendredi soir sur un carrefour stratégique à la sortie de Rennes.
Corinne à Montpellier, mardi.
Photo David Richard. Transit
«Je sais que ce mouvement va durer»Corinne, 60 ans, à Montpellier
Le soleil n'est pas encore levé et déjà sa frêle silhouette est postée là, devant les grilles de la faculté de sciences de Montpellier. Corinne, 60 ans, a froid mais elle ne se plaint pas. Elle se penche vers chaque voiture qui pénètre dans l'enceinte de l'université, tend son tract et l'accompagne d'un mot aimable. Un conducteur énervé accélère pour la dépasser plus vite, vitres et visage fermés. «Vous voyez, ça, ça me fait de la peine. Il ne veut même pas s'informer… Mais je veux rester positive.»
Voilà un an que Corinne voit la vie en jaune. Manifs, réunions, blocages, tractages, elle est de toutes les petites batailles qui, elle l'espère, mèneront à la victoire. Mais quelle victoire ? Elle répond du tac au tac : «Remettre à plat tout le système. Revoir la constitution.» Elle qui se dit plutôt à gauche confie avoir voté pour François Asselineau (UPR), grand défenseur du Frexit, aux dernières élections européennes. Elle s'explique : «Il faut quitter l'Europe. Sinon, on restera menottés.»
Autrefois, Corinne travaillait au service des ressources humaines de la fac de lettres de Montpellier. «Pas en tant que chef», précise-t-elle. En 2014, elle a choisi de prendre une retraite anticipée. «Le rendement, la pression, la compétitivité, le poids de la hiérarchie… Le monde du travail ne me convenait plus.» Consciente que nombre de ses «camarades» vivent dans une grande précarité, elle s'excuse presque de toucher 1 200 euros net par mois. «Cette somme me convient, insiste-t-elle. Mais je suis grand-mère, et la société qu'on a mise en place, j'en suis aussi responsable. Quand mes petits-enfants me demanderont ce que j'ai fait pour la changer, je n'ai pas envie de répondre que je regardais la télé en mangeant du pop-corn.» Alors elle a rejoint les gilets jaunes. Au départ par curiosité. Puis par conviction. Elle explique simplement : «Leur discours m'a paru sensé. Et j'ai vu chez eux beaucoup de solidarité.» Depuis un an, elle les retrouve deux fois par semaine au rond-point des Prés-d'Arènes, le QG des GJ de Montpellier, ainsi que le samedi, pour les manifestations. «On a des divergences, mais je sais que ce mouvement va durer, dit-elle. Le premier anniversaire marquera un tournant, la population va bouger. Je le vois, sur le rond-point, les gens sont avec nous.»
Corinne reconnaît que «des gens ont quitté le mouvement». Mais elle préfère parler de l'avenir : deux manifestations sont prévues ce week-end à Montpellier. Et un «village jaune» sera organisé sur le rond-point des Prés-d'Arènes. «Son» rond-point.
Elodie, à Crolles (Isère), jeudi.
Photo Pablo Chignard. Hans Lucas
«Les gens sont toujours là»Elodie, 29 ans, à Crolles (Isère)
Au dos de son gilet jaune, il est écrit : «Nous sommes des moutons.» Elodie n'a pourtant rien d'une suiveuse. L'imminente trentenaire est arrivée sur le rond-point de Crolles, en Isère, le 19 novembre 2018 et «n'a pas lâché depuis». Commerçante sur les marchés, elle est un pilier du collectif d'une soixantaine de personnes qui se retrouvent chaque mercredi à 18 heures pour une AG. La bande fêtera son premier anniversaire ce samedi à Grenoble lors d'une manifestation «de convergence» avec les syndicats. «Au départ, on était contre leur présence, mais il nous faut du monde, on s'est ralliés à l'hôpital, aux pompiers ; notre force, c'est d'arriver à rassembler», estime Elodie, qui n'aime pas le terme d'«irréductibles» : « La plupart des ronds-points ont été détruits, mais les gens sont toujours là .»
«Il y a beaucoup d'émotion quand tu regardes en arrière, c'est très beau ce qu'il s'est passé, mais on revient parce qu'on crève toujours la faim», dit Elodie. En complément des marchés, elle touche le RSA activité. Son revenu tourne autour de 1 000 euros par mois et le découvert arrive toujours trop tôt. «Je ne vais plus au ciné, très peu au resto, le seul plaisir cet été, ça a été des vacances au camping, raconte-t-elle. Pour les courses, je prends les promos et je congèle pour plus tard.» La jeune femme est rarement malade, «tant mieux», car elle n'a pas de mutuelle et doit se contenter du RSI, la Sécu des indépendants. Elle ajoute : «J'ai toujours la rage de me battre et pas seulement pour moi, pour ceux qui n'y arrivent plus.» Parmi les gilets jaunes de Crolles, il y a un homme qui dort dans sa voiture, un autre qui se nourrit grâce à ce que lui apportent ses compagnons.
Elodie n'est «ni pour ni contre» les gilets jaunes qui veulent se présenter aux municipales : elle n'est «pas sûre que ça fera avancer les choses». Elle ne s'est «jamais cachée» de voter pour le Rassemblement national. «Sur le rond-point, beaucoup me disent que ce n'est pas la question de dissocier les Français et d'autres, que ce sont les puissants qu'il faut toucher.» N'empêche, Elodie pense qu'il «faudrait essayer», pour voir. A Crolles, la cabane des gilets jaunes occupe une parcelle communale. Ils rencontrent chaque mois le maire (union de la gauche), «tolérant», commente Elodie : «Il nous explique qu'il a la pression constante du préfet, on se dit qu'on est tranquilles jusqu'aux municipales.» En attendant, elle reste vissée à son îlot de «liberté de pensée» : «Il y a des moments où ça pète, car on a tous notre caractère, mais on prend sur nous, on évolue. Moi, ça m'a fait grandir.»
Faouzi Lellouche à Paris, le 16 novembre.
Photo Denis Allard
«Ça m’a fait voir les limites de tout le système»Faouzi Lellouche, 54 ans, à Sevran (Seine-Saint-Denis)
Il sort de la préfecture de police et pianote sur son téléphone alors que la nuit est tombée sur la capitale. Le temps d'appeler les collègues du mouvement et de donner rendez-vous aux Halles pour faire le point. En ce soir de novembre, Faouzi Lellouche est obligé de se creuser la tête pour imaginer un nouveau parcours, pour la manif de ce week-end. «Haussmann, on oublie. Ternes, idem. Rien n'allait dans le parcours proposé. Il rentrait dans le périmètre de sécurité mis en place par le plan Vigipirate, qui a été renforcé. Ils m'ont même proposé d'aller au camping de Melun, explique l'homme de 54 ans, gilet jaune de la première heure et coorganisateur des rassemblements. On a un autre rendez-vous demain matin en préfecture pour leur présenter un autre tracé.» Ces allers-retours sur l'île de la Cité, voilà un an que ce responsable associatif les enchaîne pour signer de sa main les déclarations de manifestations de gilets jaunes à Paris. «Venir signer la déclaration en préfecture n'est pas même mentionné dans la loi. Mais on nous demande de nous déplacer, pour faire un peu d'intimidation. Ça représente bien la justice d'exception autour du mouvement», assène-t-il, emmitouflé dans sa doudoune.
Responsable de plusieurs associations à Sevran, dans le quartier prioritaire de Montceleux, Faouzi Lellouche estime que le mouvement lui a apporté des «connaissances et beaucoup de maturité, notamment sur le fonctionnement de la société, la stratégie politique». Le père de famille s'implique dans la vie de son quartier depuis douze ans. En 2017, il a écrit à Jean-Louis Borloo au moment du plan banlieue finalement enterré. «Je voulais dénoncer la fin des contrats aidés. Au lieu d'obtenir des leviers, je n'ai eu que des freins. Ça m'a fait voir les limites de tout le système.» Selon lui, le pays manque de deux choses : «Valoriser l'humain et une prise de conscience des citoyens pour qu'ils s'impliquent davantage dans la société.» Et aller plus loin encore que les gilets jaunes.
Morgan à Jouy-le-Châtel (Seine-et-Marne).
Photo Cyril Zannettacci. Vu
«J’étais écolo déjà avant, maintenant encore plus»Morgan, 29 ans, à Bourges
On avait rencontré Morgan un soir de janvier, place Séraucourt à Bourges. Au milieu des camarades berruyers qui confectionnaient des boucliers gaulois et nourrissaient le feu de camp, elle installait une large tonnelle, enthousiaste comme jamais à l'idée que Bourges soit l'épicentre de la mobilisation des gilets jaunes. Près de dix mois plus tard, le mouvement s'est quasiment éteint dans le Cher et la mobilisation n'a jamais repris. «Il y a bien eu quelques gilets qui sont revenus sur les ronds-points. Mais ça se compte en dizaines de personnes. Sinon, c'est le calme plat.» Les plus déterminés comptent monter à Paris pour l'anniversaire. Mais pas la jeune femme. «Je me connais. Avec la chance que j'ai, je me ferais embarquer direct ou je finirais avec un œil en moins.» Elle compte rester dans sa ville et participer à des petites actions pour cibler des structures politiques ou économiques.
Morgan se souvient d'un 17 novembre 2018 «historique», mais dit qu'il est devenu «difficile de continuer un mouvement dans lequel on a l'impression de pagayer dans le vent». Depuis un an, cette fromagère tente de contourner le système à son échelle. «J'étais déjà un peu écolo avant le mouvement mais maintenant encore plus. Je n'achète plus de vêtements neufs, je ne consomme que du local ou du non-traité. Avec quatre cuves de 1 000 litres, j'ai même mis en place un circuit fermé qui produit de l'électricité. Ça me permet de recharger mon portable, mon ordinateur.»
La jeune femme est plus que favorable à une structuration des gilets jaunes et voit les prochaines municipales comme une opportunité à saisir, «principalement dans les petites communes, c'est plus facile que dans une grande ville comme Paris». Le mouvement l'a confortée dans son rejet des politiques. «On a bien compris que les élites se partagent le gâteau. En nous laissant la dernière part, elles prennent bien soin de dire aux Français qu'il faut se dépêcher de se servir car, sinon, c'est le migrant qui va lui prendre son morceau, observe-t-elle. Ça ne fait que diviser la société. Même au sein du mouvement.» Convaincue que le quinquennat Macron plonge de plus en plus de personnes dans la précarité, elle appréhende la réforme des retraites et les prochaines mesures du gouvernement. «Les politiques sont tous autant pourris les uns que les autres. Quand on voit que Benalla veut se présenter à Saint-Denis, ou qu'il y a une cagnotte de lancée pour payer la caution de Patrick Balkany… Quelle énorme blague !»
«On nous a parfois comparés à des terroristes»Sébastien, 45 ans, à Bordeaux
Sébastien Champion le martèle : «Je n'ai jamais loupé aucun samedi depuis un an. Je me suis même rendu à Paris, à Toulouse ou au G7 pour soutenir les autres mobilisations.» Et quand on lui demande pourquoi il a rejoint le mouvement, le gaillard fuse : «Je manifeste pour vivre, vivre dignement.» Le souffle court et la voix pleine de colère, il poursuit : «Vous vous rendez compte que des personnes ne peuvent pas manger correctement alors qu'ils vont travailler tous les jours ? C'est insupportable. Il suffit de se poser un instant pour observer la misère autour de nous, ça ne va pas en s'arrangeant. Je ne veux pas rester les bras ballants à regarder notre pays tout foutre en l'air. Je le dois au moins à mes enfants.»
Lui-même sans domicile fixe, il explique avoir atterri dans la rue par choix. «Le jour où j'ai voulu accéder à la propriété, toutes les portes se sont fermées devant moi car mes revenus étaient insuffisants. J'ai ressenti un sentiment d'injustice indescriptible. Le fossé social s'est matérialisé brutalement. Trop brutalement.» Alors, dans une forme de catharsis, Sébastien absorbe et diffuse aujourd'hui sa «rage» et sa «détermination» à faire bouger les lignes. «Depuis quelques jours, on me demande souvent si je suis remotivé. A chaque fois, j'apporte la même réponse : je n'ai jamais été démotivé, donc oui, je marcherai à nouveau samedi. En revanche, je ne célébrerai pas l'anniversaire du mouvement car ce n'est pas un jour de fête. Jusqu'ici, nous n'avons rien gagné. La seule chose que je retiens, c'est que grâce aux gilets jaunes, beaucoup de personnes sont sorties de l'isolement. Pour ma part, on est une grande famille.» Quid des violences ? Sébastien s'insurge : «De quel côté est vraiment la violence ?» Pour lui, aucun doute, la répression des forces de l'ordre «a été terrible» sur le terrain. «On nous a parfois comparés à des terroristes, c'est surréaliste. C'est pour cette raison que les manifestations ont faibli en intensité. Mais je vous le dis, les gilets jaunes ne sont pas morts à Bordeaux, loin de là ! L'objectif est même de revenir plus fort. On n'arrivera pas à nous faire taire !» Il souligne que, depuis quelques semaines, le rythme des réunions s'est considérablement accéléré, «jusqu'à trois par jour».
Jérôme Rodrigues à Paris, le 29 juin.
Photo Cyril Zannettacci. Vu
«J’ai pris pas mal de saloperies dans la figure»Jérôme Rodrigues, 40 ans, à Paris
Un vieil homme, casquette vissée sur la tête, sort de l'hôpital des Quinze-Vingts, spécialisé dans les urgences ophtalmiques, rue de Charenton à Paris. Son œil droit est recouvert d'un large bandage et l'homme peine à se diriger vers la place de la Bastille. «Ça me rappelle quelqu'un ça…» s'exclame Jérôme Rodrigues dans un demi-sourire. Cet homme, c'est lui, il y a plus de neuf mois, après l'acte XI du mouvement des gilets jaunes au cours duquel il a perdu son œil, au pied de la colonne de Juillet, place de la Bastille. En direct vidéo sur Facebook, l'homme de 40 ans s'écroule à terre, gravement touché par une grenade ou un lanceur de balles de défense. L'enquête a été confiée à un juge d'instruction le 13 février. «La justice suit son cours. Ça m'a l'air très positif et le juge travaille bien», dit-il, attablé en terrasse tout en saluant un passant qui le reconnaît. «Parfois j'ai des maux de tête. J'ai encore quelques douleurs mais surtout une gêne, comme si j'avais des grains de sable dans l'œil. La lumière m'est difficile, c'est compliqué de conduire dans la pénombre et lorsque je marche, les dénivelés de sol peuvent être dangereux», liste-t-il en frisant sa moustache. Depuis quelques semaines, il porte une prothèse à l'œil. «Lorsqu'on vient me parler du côté droit, ça me surprend et je flippe un peu.»
Issu d’une famille de gauche militante, Jérôme Rodrigues a grandi à Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis. La banlieue rouge. Mobilisé depuis le 17 novembre 2018, ce père de famille (une fille adolescente), ces temps-ci en reconversion pour devenir plombier après avoir travaillé dans la vente, reconnaît s’être accordé une petite pause pendant l’été. Histoire de souffler. «J’ai pris pas mal de saloperies dans la figure. De la part du gouvernement et des trolls sur Internet qui m’insultent à longueur de journée.»
Au début de l'aventure gilets jaunes, il ne savait pas comment gérer cette vague de cyberharcèlement. «Ça m'a attaqué. Ma famille, mes proches. Je suis en froid avec ma mère, elle s'inquiète pour moi. Au début, c'était horrible. Maintenant, j'arrive à y échapper.» Cette année, Jérôme Rodrigues la qualifie d'«instructive» : «J'ai perdu dix kilos et un œil. Mais j'ai aussi beaucoup appris.» Il en veut pour preuve, par exemple, le rapport publié par la revue The Lancet réalisée auprès des CHU de France sur la nature et le nombre de blessures liées au lanceur de balles de défense. «On canarde à tout va dans les ZAD, les émeutes urbaines et dans les manifestations». Il s'interroge : «Est-ce que les gilets jaunes n'ont pas démocratisé son usage ?» Son prochain objectif : la mise en place d'une «Fédération nationale».