Elle est la première morte du mouvement des gilets jaunes. A 63 ans, Chantal Mazet, laborantine retraitée, n'avait jamais manifesté. Le 17 novembre 2018, lors d'un barrage filtrant sur l'un des ronds-points de la zone d'activités de Pont-de-Beauvoisin, en Savoie, elle a succombé à un arrêt cardio-respiratoire après avoir été écrasée par une voiture. Un an plus tard, ce dimanche, une centaine de personnes sont venues lui rendre hommage. Depuis son décès, le rond-point de Pont-de-Beauvoisin a continué à être occupé chaque samedi et les revendications n'ont pas changé. Et le bilan de ce mouvement social inédit en France a progressivement atteint 11 morts (dont 10 sur des barrages routiers), près de 2 500 blessés parmi les manifestants et les passants, et 1 500 au sein des forces de l'ordre.
Encadrée de tournesols en tissu, une plaque blanche «en mémoire à Chantal, citoyenne française tombée le 17 novembre», a été fixée sur le grillage. Des bougies ont été allumées. Pierre se place devant le mémorial pour prononcer un discours, non pas parce que le sexagénaire, ancien artisan, est le chef – «Il n'y en a pas ici» – mais parce qu'il a «une grande gueule», dit-il. Comprendre : sa voix porte. Le message est adressé à la dame décédée, «victime du néolibéralisme» : «Sache qu'aujourd'hui, un an après, les plaies sont encore vives, le combat n'est pas abandonné. […] L'histoire n'est pas encore écrite.»
«C’est trop dur de perdre la vie bêtement»
L'orateur propose une marche improvisée jusqu'au rond-point où l'accident a eu lieu, à quelques centaines de mètres. Dans le cortège, il y a Marylène, une «paysanne» retraitée, à qui Chantal Mazet donnait des cours de peinture : «C'était une personne très dynamique, qui avait élevé toute seule ses quatre enfants car son mari était décédé subitement. Je la revois encore le jeudi d'avant sautant de joie parce qu'elle venait d'apprendre qu'une de ses filles attendait son premier bébé.» La voix se brise : «C'est trop dur de perdre la vie bêtement.»
Adhérente d'un syndicat agricole, Marylène milite pour l'union des gauches : «Chantal n'était pas politisée, elle était venue me parler des gilets jaunes car elle savait que j'ai toujours manifesté, ça l'intéressait, elle était indignée par les conditions de vie qui s'aggravaient.» La «goutte d'eau», ça a été l'augmentation du prix de l'essence : Chantal Mazet faisait de fréquents allers-retours dans le sud de la France pour garder sa petite-fille durant les vacances scolaires. Même si Marylène regrette que certains gilets jaunes se soient fait «vampiriser» par «la Blonde [Marine Le Pen, ndlr]», elle espère qu'ils vont continuer à se mobiliser, «pour sauver les petites gens comme moi», dit celle qui touche environ 800 euros de retraite par mois.
C'est également avec cette somme que Mimi, 74 ans, ancienne employée communale, doit boucler son budget. Elle confie «se dépanner de temps en temps» aux Restos du cœur, où elle est cuisinière bénévole. Son compte en banque vient d'être débloqué après trois mois de galère : «Comme j'étais trop souvent à découvert, je ne pouvais plus retirer. Là, j'ai droit à 60 euros par semaine.» «Insoumise depuis la naissance», Mimi considère que son pouvoir d'achat ne s'est pas amélioré en un an. «Je voulais me faire élire députée pour toucher 300 euros d'APL en plus…» raille-t-elle en référence à l'augmentation de la dotation d'hébergement des parlementaires à compter du 1er novembre.
A Pont-de-Beauvoisin, dimanche.
Photo Etienne Maury pour Libération
«Je ne lâcherai pas»
Malgré l'absence d'un «mieux vivre», Rachida, 50 ans, agente de sûreté au chômage, a gagné une «famille» : «Avant, beaucoup n'osaient pas parler de leurs difficultés, c'est devenu moins tabou de se dire les choses.» La suite ? Rachida ne sait pas : «Ça ne vient pas vite mais je ne lâcherai pas, je continuerai à être là tous les samedis.» Pierre n'en a manqué qu'un, et est même «monté» trois fois à Paris. Lui non plus n'est pas «satisfait» : «La plupart des mesures vont entrer en vigueur au 1er janvier, alors pour l'instant, on n'a rien vu, à part l'augmentation du gaz, de l'électricité, de la taxe foncière et le déremboursement de certains médicaments, énumère-t-il. Et puis les 10 milliards de Macron, ce n'est pas un cadeau, c'est de l'argent économisé ailleurs.»
Dans le texte d'hommage à Chantal Mazet, Pierre a rappelé le prix de la «détermination» des gilets jaunes : selon le ministère de la Justice, plus de 3 000 d'entre eux ont été condamnés entre novembre et juin. Un tiers a écopé de prison ferme et 400 ont fait l'objet d'un emprisonnement immédiat. L'instruction concernant la conductrice qui a tué Chantal Mazet est toujours en cours, a indiqué à Libération le parquet de Chambéry. La mère de famille avait été mise en examen le lendemain du drame, à l'issue de sa garde à vue, pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner» et placée sous contrôle judiciaire.