De report en report, Calais a les nerfs qui s'usent. «On était prêt pour le 29 mars, puis pour le 12 avril, et pour le 31 octobre. Maintenant, on nous dit le 31 janvier», soupire-t-on à Eurotunnel. Certains en rigolent. «Vous voulez parler du Brexit-bazar ?» blague David Sagnard, des transports routiers Carpentier. D'autres en profitent pour affiner encore et encore le dispositif prévu. Car tout le monde, du côté français de la Manche, est parti sur la même optique : prévoir le pire, espérer le meilleur. Passage en revue des deux options possibles.
La sortie sans accord avec l’UE vue comme le pire
«C'est une perspective qui s'éloigne, non ?» espère David-Olivier Caron, secrétaire général CFDT douanes. Fin du marché commun, de la libre circulation des biens et des services, «la Grande-Bretagne devient le Pérou», sourit Caron. C'est-à-dire un pays tiers, sans autre arrangement commercial que les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et avec des taxes sur toutes les marchandises. Il faut les prélever, et aussi contrôler les cargaisons pour éviter les fraudes. C'est le grand retour du «gabelou», l'ancien nom des douaniers sous l'Ancien Régime, chargés de récolter la gabelle. Ce n'est pas pour rien si les douaniers dépendent du ministère des Comptes publics : 700 douaniers ont été recrutés, dont 300 prévus sur la côte d'Opale.
Problème : contrôler ralentit le flux des camions. Il en passe 5 500 par jour sur le port de Calais, 5 000 par le tunnel sous la Manche. Les allers et retours des navettes ferroviaires et des ferrys sont constants. S'ils tardent à se remplir, c'est toute la machine qui se grippe : poids lourds obligés de patienter sur les autoroutes et les bretelles qui y mènent, lignes d'attente monstres, nourriture qui pourrit dans les remorques, pénurie de médicaments… C'est le cauchemar agité par certains tabloïds outre-Manche en cas de no deal. Ce qui agace Jean-Marc Puissesseau, patron des ports de Boulogne et Calais. «Les Anglais ont été traumatisés par des gros embouteillages à Douvres, mais nous sommes prêts. Nous avons même une nouvelle ligne, avec l'entreprise P & O, qui emmène les remorques jusqu'à Tilbury, sur la Tamise, à 30 km de Londres.»
La grève du zèle des douaniers au printemps dernier avait tout de même comme un avant-goût de no deal, entraînant des ralentissements importants autour de Calais. La préfecture anticipe tant qu'elle le peut, avec cellule de crise et fonctionnaires d'astreinte pour le jour J. Le port et Eurotunnel ont aménagé des parkings de stockage des poids lourds, en cas de congestion. La France tiendrait sa solution : la «frontière intelligente». Une application présentée comme magique. Le chauffeur routier se pointe, sa plaque d'immatriculation est lue automatiquement. Jusque-là, rien de neuf, le dispositif est déjà en vigueur. Ensuite, il doit présenter un code-barres qui renvoie au listing de son chargement, la déclaration préalable remplie en amont par l'exportateur. Un employé du port ou d'Eurotunnel le scanne, le logiciel relie la plaque d'immatriculation à la déclaration des marchandises pour qu'on sache bien quel camion transporte quoi. Le tout est envoyé aux douanes.
En apparence, un jeu d'enfant. «Mais ce qui m'inquiète, ce sont les transporteurs qui n'ont pas l'habitude de l'Angleterre. Ils ont entendu parler du Brexit, mais ils le traitent par-dessus la jambe. Ils vont arriver sans les documents et tout congestionner», estime David Sagnard. Lui a formé ses chauffeurs, deux heures chacun, sur ses fonds propres. «Il faut le temps de s'acclimater, c'est comme si vous aviez l'habitude de traverser une rue, et soudain, il y a des check-points partout», explique France Beury, déléguée aux affaires européennes à TLF Overseas, le syndicat des entreprises de transports. Caron, le syndicaliste CFDT, est bien d'accord : «Au début, la frontière intelligente sera peut-être un peu conne.» Eurotunnel dédramatise : ce ne sont que des contrôles supplémentaires, qui s'ajoutent aux huit déjà existants. Des vérifications de sécurité, mais aussi de repérage des exilés dans les remorques. Car le Royaume-Uni avait accepté le marché commun, mais pas l'espace Schengen : les hommes ne circulaient, déjà, pas librement.
Du côté britannique, pour éviter toute pénurie, on laisse passer un maximum, au moins dans les premiers temps. Le gouvernement a annoncé des mesures transitoires : 88 % des marchandises importées ne seront pas taxées en cas de no deal, et les PME britanniques auront six mois pour les déclarer. «Ce qui compte, c'est que la ménagère anglaise ait son sucre pour son plum-pudding», vanne David Sagnard des transports routiers Carpentier.
A peine un ouf de soulagement en cas de Brexit avec accord
En soi, un simple accord ne veut rien dire : seule certitude, l’aiguille du «breximomètre» quitterait alors la zone orageuse. Mais irait-elle vers le beau temps ? Pour le savoir, il faudra laisser passer la période transitoire et ses négociations sur les futures règles commerciales. Soit jusqu’au 31 décembre 2020. A moins que cette échéance ne bouge… Résultat, même en cas d’accord voté outre-Manche, les transporteurs resteront un moment dans l’expectative.
Contrairement à aujourd'hui, le Royaume-Uni deviendra là encore un pays tiers. Il faudra donc garder un contrôle douanier, plus ou moins important selon les exonérations décidées. La «frontière intelligente», impérative en cas de no deal, resterait d'actualité. L'inquiétude serait davantage réglementaire. Y aura-t-il ou pas alignement sur les normes européennes ? Pas question pour l'UE d'accepter l'entrée de n'importe quelle viande aux hormones ou de légumes OGM. Les bloquer, c'est le boulot des services d'inspection vétérinaire et phytosanitaire aux frontières (Sivep). En première ligne en l'absence d'accord, ils resteront très importants dans l'hypothèse d'une Angleterre qui deviendrait une Singapour européenne, rêve des plus ultras outre-Manche.
L'Etat a promis le recrutement au niveau national de 200 vétérinaires supplémentaires, un exploit dans cette profession sous tension. Mais pas le choix. Eurotunnel et le port de Calais ont d'ores et déjà investi chacun dans la construction d'un laboratoire d'analyse, avec les bureaux attenants. Le ministère de l'Agriculture a prévenu : les animaux vivants ne pourront pas débarquer n'importe où. Les ports français sont physiquement trop petits pour tous les contrôles nécessaires. Alors, ils se spécialisent. Les chevaux convoités par les haras normands pourront débarquer à Calais, comme les poussins d'un jour. Pour le poisson, ce sera Boulogne-sur-Mer. Mais adieu bœufs, moutons, chèvres et porcs : ils n'arriveront pas en France vivants, aucun port n'est agréé. «S'il se trompe, c'est le transporteur qui va pleurer. Il va se faire refouler vers l'Angleterre», constate David Sagnard. Un faux problème pour David-Olivier Caron, le douanier CFDT : «Le marché de l'animal vivant entre le Royaume-Uni et la France est limité. Par contre, les gigots devront passer au contrôle véto» si les normes UE ne sont pas respectées. Calais ne sera donc plus un port intérieur du marché commun européen, mais un terminal international. Idem pour le tunnel sous la Manche. «Un changement de paradigme», insiste France Beury, de TLF Overseas.
Le port du Pas-de-Calais entrera en concurrence directe avec des mastodontes comme les ports d'Anvers (Belgique) et Rotterdam (Pays-Bas), qui commercent depuis des lustres avec le monde entier. David Sagnard, le transporteur routier de Calais, s'inquiète : «Il n'y a aucune logique européenne. Si le passage est plus facile par la Belgique ou par les Pays-Bas, le flux va se déporter là-bas.» David-Olivier Caron tempère : «Le code des douanes est le même pour tous. Mais c'est vrai qu'on craint un dumping administratif de la part des autorités belges et néerlandaises. Ce sont des pays commerçants, peu producteurs, qui ont peu de grandes marques à protéger.» Du côté d'Eurotunnel, on reste serein : «Brexit ou pas, nous garantissons le passage en quatre-vingt-dix minutes.»
Pour les voyageurs lambda, le Brexit sonne par ailleurs le retour des détaxes, et l'obligation de déclarer tout achat supérieur à la franchise douanière (le montant reste à négocier). De vieilles techniques reviennent en mémoire, comme enfiler toutes les fringues neuves avant la douane, pour passer ni vu ni connu. Calais, pour sa part, rêve d'un retour du duty free. Sa disparition en 1999 avait creusé la dépression économique de la ville portuaire. Combien d'Anglais ne faisaient l'aller-retour Douvres-Calais que pour acheter vin, alcool et tabac moins chers à bord des ferrys ? Le patron des ports de Boulogne et Calais, Jean-Marc Puissesseau, n'a «aucune info» et prévient : «Cela dépendra des discussions avec les Anglais.» Il aimerait bien, pour le nouveau port, dont l'inauguration est prévue en 2021, aménager des magasins à détaxes, avant la zone douane. En attendant, Calais a allongé 30 millions d'euros pour les nouvelles infrastructures d'Eurotunnel, 6 millions du côté portuaire. David Sagnard, goguenard : «Pour finir, ils vont faire des élections, et peut-être rester dans l'Europe.»