[Actualisé vendredi : Jessica a été libérée]
Jessica ne comprend toujours pas comment elle a pu se retrouver là. Cette Belge de 39 ans dort depuis dimanche au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne. «Les policiers du centre, qui sont gentils avec moi, n'ont jamais vu ça. Je suis arrivée, je n'avais même pas une culotte, une brosse à dents, ou une serviette hygiénique. Heureusement, des filles très gentilles m'ont dépannée», raconte-t-elle au téléphone depuis le CRA. Jessica est ressortissante de l'Union européenne, un statut qui lui confère en principe le droit de circuler librement dans les frontières de l'UE. Mais samedi, elle a eu le malheur de se retrouver, dit-elle, entre des manifestants et la police à Paris.
Rembobinons. Vendredi dernier, cette trentenaire en cours de formation d'agent immobilier quitte la Belgique pour se rendre à Lieusaint (Seine-et-Marne) afin d'aider à la préparation d'une exposition organisée par Agora de Lutèce, une association qui se destine notamment à «organiser et promouvoir sur tout le territoire national des manifestations citoyennes, développer l'entente, la communication et l'échange entre les citoyens européens». En septembre, des soirées-débats autour des violences policières ont été, par exemple, organisées.
Roués de coups
Vendredi soir à Lieusaint, Jessica fait la connaissance de Michel (1), un compatriote belge, âgé lui aussi d'une bonne trentaine d'années, technicien de profession et habitué des luttes syndicales. Le lendemain, ils décident de se rendre à Paris, où se rassemblent les gilets jaunes, mais, assure Michel, «on est allés se promener, visiter un peu, avant de rentrer. Je voulais voir des gens de la CGT, mais pas [spécialement] aller à la manifestation». Jessica, elle, assure partager les revendications des gilets jaunes mais n'avoir pas envisagé non plus de participer aux rassemblements, dont elle craignait les dérapages. «On s'est dit, le gros de la manif a dû passer, on va aller voir, mais on va éviter les lieux où ça va être le bordel. On est arrivés place d'Italie, on a vu que ça cramait, que c'était la guerre, on a rebroussé chemin», se souvient-elle.
Pendant quelques heures, selon le récit que font les deux Belges, ils se baladent, vont manger un hamburger près de la tour Eiffel, se rendent place de la Bastille mais reviennent sur leur pas parce que, là aussi, «ça chauffait», dixit Jessica, pour finir dans le quartier des Halles, où ils ont fait quelques emplettes. Michel s'apprête à reprendre le train vers la Belgique à la gare du Nord. Jessica envisage, elle, de rentrer à Lieusaint, où son ami Nicolas l'attend pour la reconduire en voiture en Belgique. C'est là que leur week-end prend une tournure inattendue.
A proximité de l'église Saint-Eustache (Ier arrondissement), «on a vu des groupes de manifestants arriver. Au début c'était bon enfant, tout le monde chantait. On est restés regarder, puis ça a commencé à cramer alors on a décidé de partir», dit Jessica. Michel parle lui aussi d'une «ambiance bon enfant», avant que certains n'allument des feux et que la police n'intervienne. Jessica évoque des gaz lacrymogènes tirés – «Je n'arrivais plus à respirer» –, l'aide des street medics. Elle a le sentiment qu'il est temps de se carapater. Le duo se retrouve alors face à des barrières de chantier qui bloquent la rue. Jessica fait le récit suivant : «A peine j'ai posé la main sur la barrière [pour la déplacer et pouvoir passer] que j'ai entendu "qu'est-ce que tu fais toi ?". Je me suis fait tabasser par les flics. Ils m'ont traînée par les cheveux et nous ont emmenés en garde à vue.» Michel, lui, dit avoir un gros hématome sur le genou et des marques de coups sur le dos, ce que confirme l'un de ses avocats, Me Adrien Mamère.
«On marche sur la tête»
Après vingt-quatre heures de garde à vue dans «une petite salle qui pue la pisse», lors de laquelle tout appel à leur famille leur aurait été refusé sous prétexte qu'il s'agissait de numéros belges, disent-ils tous les deux, ils sont envoyés au dépôt, puis passent en comparution immédiate pour «groupement en vue de commettre des violences». Les deux Belges sont relaxés, faute de preuves. «Le dossier était vide», insiste Adrien Mamère. Relaxés certes mais sous le coup d'un arrêté d'obligation de quitter le territoire (OQTF) et d'une interdiction de circuler en France pendant deux ans, sur décision du préfet de police de Paris, Didier Lallement. Ils sont conduits, pour Michel au CRA de Vincennes (Val-de-Marne), pour Jessica au CRA du Mesnil-Amelot, au lieu d'être remis en liberté.
Le juge des libertés et de la détention qui examine ensuite le dossier de Michel ordonne sa remise en liberté, mais pas le magistrat qui étudie le cas de Jessica. La préfecture – qui a refusé de communiquer sur le sujet – a fait appel dans le dossier de Michel, même s’il est déjà sorti du CRA et s’apprête à rentrer en Belgique. Jessica, elle, doit repasser au tribunal ce vendredi matin.
Leurs avocats ne comprennent pas pourquoi il était nécessaire de les placer en rétention, Jessica ayant par exemple acheté un billet de bus pour démontrer son intention de rentrer par elle-même en Belgique, et Michel ayant toutes ses affaires sur lui lors de son interpellation. Autant de signes qui prouvent, selon leurs avocats, qu'aucun des deux ne souhaitait rester sur le territoire. «On marche sur la tête : on dépense de l'argent public pour enfermer et pour les expulser, alors qu'ils allaient partir d'eux-mêmes. Elle, on veut l'expulser en avion, ça va coûter cher», explique Me Raphaël Kempf, l'un de leurs avocats.
Pas de menace à l’ordre public
Pour Adrien Mamère, «ce qui est scandaleux, inhumain et disproportionné, c'est le fait que malgré la relaxe, le préfet les envoie en CRA, alors qu'il n'y a plus rien qui justifie une menace à l'ordre public», une condition nécessaire pour envoyer en CRA des ressortissants européens, mais «pas définie de façon stricte», selon Raphaël Kempf. «On arrête des gens à qui on reproche uniquement une intention délictuelle, mais qui n'est pas démontrée, juge Raphaël Kempf. Qu'un haut personnage de l'Etat comme le préfet considère que des Belges qui manifestent et se protègent portent atteinte à [l'intérêt de l'Etat], c'est la preuve que l'Etat n'est pas serein et à l'aise avec lui-même. Il y a quelque chose qui cloche !»
Adrien Mamère abonde : «Le message de M. Lallement est clair : vous êtes citoyen européen, vous êtes interpellé en manif, on va vous en faire baver. C'est de l'excès de pouvoir.» Même idée chez Raphaël Kempf : «Je pense que le préfet de police a une volonté de limiter au maximum la liberté de manifester.»
De ce week-end prolongé en France, Michel garde un souvenir amer : «En tant que syndicaliste, je n'avais jamais vécu ça, je ne savais pas que c'était possible en France. Je suis dégoûté par toute cette machine.» Il craint que l'interdiction de territoire ne lui nuise professionnellement, puisqu'il se rend parfois en France, un pays qu'il «aime beaucoup», pour son travail. Jessica, elle, craint que son ex-compagnon n'utilise cette affaire pour la priver de la garde de ses deux garçons. «Je n'ai toujours pas pu leur parler. Mes parents, qui m'ont appelée, disent que leur père ne voudra pas me les rendre. Je n'avais jamais imaginé ça. J'ai dû dormir neuf heures depuis samedi. On a les avions qui passent au-dessus de la tête, c'est infernal.»
(1) Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.