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Libération
Chronique «Roues cool»

Gonflée à l'Hélium

Vélodossier
Ensemble, je te promets qu’on va bien se geler cet hiver. Mais on aura aussi, à coup sûr, chaud aux fesses, à vivre dans cet angle mort des bagnoles, à éviter les portières, les rétros, les passants titubants, les camionnettes à warning.
(Christelle Causse et Clara Dealberto)
publié le 25 novembre 2019 à 6h01

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qui aborde le vélo comme moyen de déplacement, sans lion en peluche ni bob Cochonou.

Il en a la couleur. Bleu métallisé. C’est le fameux truc du premier regard. J’ai su tout de suite que je partirais avec lui et qu’on irait loin tous les deux. C’est arrivé chez le réparateur voilà dix jours. J’allais faire rafistoler mon pédalier qui craque et ma chaîne qui n’arrête pas de sauter à force de traîner mes 25 kg de progéniture (qui, hélas, n’est toujours pas mordue de bicyclette). Me voilà, venue dos droit sur ma bonne vieille monture blanche type hollandais, selle et pneus larges, panier de tout l’attirail pour cette vie de mère chargée de cartables, de courses et de pesantes conneries indispensables. Fidèle bécane.

Pourtant, dans cet atelier, je n’ai d’yeux que pour ce petit Peugeot vieillot. Années 1970, léger, pneus étroits, guidon courbe. Il vient juste d’arriver, le mécano lui offre une deuxième jeunesse. Et à moi aussi. Je le reconnais : il est la promesse de mes 20 ans. Se faufiler ensemble, agiles, précis, alertes. Filer dos rond. Lui, c’est l’escapade sans enfant. Il ressemble comme deux gouttes d’eau au premier amour. A l’époque, un Hélium de 1969, trouvé dans un vide-greniers. Le genre à m’avoir attendue toute sa vie, accroché au mur du garage. Pièces d’origine, increvable. Et pour une bouchée de pain, il a changé ma vie. Moi la provinciale tout juste majeure, qui débarquais étudiante dans la grande ville, à Lyon.

Avec lui, c’était sortir tard, rentrer seule

Cette année-là, les Vélo’v venaient de débarquer, première ville à inaugurer le vélo en libre-service. J’avais adoré. Bien que je me souvienne surtout de mes trajets en passagère. Quand je m’asseyais sur l’imposant guidon, dos à la route pour regarder mon amoureux pédaler. Tout le monde s’est discipliné ensuite. Les Lyonnais s’y sont mis pour de bon et moi, j’avais mon Hélium. Me revient le jour de sa disparition. La soirée s’était terminée aux premières lueurs du jour. Je sors de l’immeuble, le cherche de ces yeux qui collent et qui piquent un peu. Malgré tout, je comprends vite. Ne reste de lui que des morceaux d’antivol sectionné, pendouillant à la barrière. Mon cœur se serre. Alors j’arrache de mon cahier une feuille que je coince là où il s’est volatilisé. Je m’adresse à celui qui me l’a arraché, je raconte combien ce vélo, qui n’a sans doute aucune importance à ses yeux, avait changé ma vie.

Parce qu'avec lui, c'était sortir tard, rentrer seule. Ne plus avoir à m'engouffrer dans le métro, ne plus attendre le bus. Et puis, mettre des escarpins. Pouvoir remettre des escarpins sans plus entendre résonner les talons sur le bitume. Ne plus entendre à mon passage «t'es charmante». Ne pas entendre les insultes. Ne pas craindre d'être dévisagée, sifflée, suivie, frôlée, coincée. Ne pas raser les murs tête baissée en pressant le pas. Sortir sans avoir à passer la nuit sur place en attendant que la lumière et la foule emplissent à nouveau les rues. Ne pas avoir à gérer la scène embarrassante du porche avec le gentil garçon qui nous ramène. Bah non tu vas pas monter. Chacun son chemin. Un coup de pédale et je disparais. Il n'y a plus à dire oui ou non. Je n'entends pas la question, je trace, regarde, je suis déjà loin.

Père Noël

Sur cette feuille de cahier, j'ai écrit cette petite lettre. Je demande qu'on me le rende. Qu'on me le rende absolument. Je laisse mon numéro. Et quand le jour s'est complètement levé, mon téléphone a sonné. Au bout du fil, un homme. Il dit qu'il travaille dans la rue, qu'il a lu ma lettre, qu'il n'a pas mon vélo mais en a un autre, au grenier, que personne n'utilise. Qu'il me l'offre parce que «je crois au Père Noël». Je ne pouvais surtout pas croire que j'allais revenir au Moyen Age de ma vie de femme. Alors on s'est retrouvés quelques jours plus tard en ville. C'était un vélo rouge, très lourd, il me faisait l'effet d'une rosalie du parc de la Tête-d'or, ces sortes de pédalos des chemins. J'allais quand même pas cracher dans la soupe.

Quand je me suis pointée avec lui à mon atelier d’auto-réparation vers l’Opéra, Pignon sur rue, les autres étaient sincèrement désolés pour moi. Eux, ces cyclistes de la première heure, qui bavaient devant mon petit Hélium quand je venais huiler le câble des freins, coller des rustines sur ses chambres à air. Quand j’ai quitté Lyon, j’ai laissé sans regret le vélo rouge à l’association. Et c’est finalement à Strasbourg que j’ai l’impression de retrouver un amour perdu.

Voilà, ensemble, je te promets qu’on va bien se geler cet hiver. Mais on aura aussi, à coup sûr, chaud aux fesses, à vivre dans cet angle mort des bagnoles, à éviter les portières, les rétros, les passants titubants, les camionnettes à warning. Quoi qu’il arrive, on détalera passionnément sur les pistes de la première ville cyclable de France. On l’échappera belle, parfois. Et autant ne pas se mentir, parfois on ne saura pas trop qui ramène l’autre. Puis on va se faire rincer et se faire suer, on se croûtera, on se relèvera, on se cabossera et, si tout va bien, on devrait rouiller ensemble.