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Décryptage

#NousToutes : des mesures sans moyens

En clôture du Grenelle contre les violences conjugales, Edouard Philippe a fait des annonces en deçà des attentes des acteurs de terrain, qui regrettent un manque d’ambition.
La secrétaire d’Etat Marlène Schiappa et la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, lundi à Paris. (Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 25 novembre 2019 à 18h41

C'est «le temps de l'action»… et de la déception pour les associations. A l'issue de près de trois mois de concertation, le Premier ministre, Edouard Philippe, a annoncé lundi une série de mesures destinées à lutter contre les violences conjugales, à l'occasion de la clôture du Grenelle interministériel sur le sujet, estimant qu'en la matière, «la société a besoin d'un électrochoc». Samedi, à l'appel du collectif #NousToutes, au moins 49 000 personnes s'étaient rassemblées dans les rues de Paris pour dénoncer l'ampleur des violences sexistes et sexuelles en France et maintenir la pression sur l'exécutif. «Le Premier ministre n'a pas eu un mot pour elles. Ce mépris est sidérant», a fustigé Caroline De Haas, membre de #NousToutes, qui regrette par ailleurs de voir la revendication d'investir un milliard d'euros dans la lutte contre ces violences de nouveau balayée d'un revers de main.

A ce propos, Edouard Philippe a dénoncé un «fétichisme du chiffre» et assuré que cette somme (1,16 milliard d'euros exactement) est déjà sur la table. Or elle est consacrée à une politique transversale en faveur de l'égalité hommes-femmes. La lutte contre les violences, elle, fait l'objet d'une enveloppe de 361,5 millions d'euros. #NousToutes dénonce donc un «montage de communication du gouvernement», qui «rate le coche» avec ces annonces, et a organisé lundi soir un rassemblement pour dénoncer un «manque d'ambition». Gros plan sur les principales mesures gouvernementales annoncées, qui feront l'objet d'une proposition de loi de la majorité dans le courant de la semaine, pour un examen au Parlement début janvier.

Suivi et prise en charge des auteurs

C'est sans doute l'annonce la plus inattendue, tant la prise en charge des auteurs a longtemps été un «angle mort des politiques publiques» : un appel à projets sera lancé en 2020 afin de permettre l'ouverture de deux centres d'hébergements dédiés à leur suivi par région, sur le modèle de ce qui se fait déjà de manière sporadique, par exemple au centre Clotaire d'Arras (Nord). Financées par l'Etat, les collectivités locales et des partenaires privés, ces structures destinées à lutter contre la récidive devraient être opérationnelles d'ici la fin du quinquennat. Par ailleurs, les armes à feu des hommes faisant l'objet d'une plainte leur seront retirées. Pour autant, comme en attestent les données recueillies par Libération depuis janvier 2017, dans nombre de féminicides conjugaux, ce sont surtout des objets du quotidien (couteau, foulard, etc.) qui sont utilisés pour tuer.

Accueil en commissariat et gendarmerie

Comme l'avait préconisé le groupe de travail ad hoc constitué sur le sujet, 80 postes de travailleurs sociaux supplémentaires seront créés pour intervenir dans les commissariats et gendarmeries en 2021. Il en existe actuellement 271. Pour les financer à raison d'environ 27 000 euros par an et par poste, des sommes seront «débloquées du fonds interministériel de prévention de la délinquance», selon Matignon. «2021 ? Pourquoi pas 2053 ? C'est maintenant qu'on veut du changement !» s'agace-t-on chez Osez le féminisme. Quant à l'audit lancé dans 400 commissariats et gendarmeries, ses conclusions ne seront pas connues avant 2020. Mais Matignon assure que plus de 350 victimes de violences conjugales ont déjà été entendues dans ce cadre, partout sur le territoire, y compris outre-mer.

Par ailleurs, la grille d'évaluation du danger, dévoilée vendredi par le ministère de l'Intérieur et le secrétariat d'Etat à l'Egalité entre les femmes et les hommes, est entrée en vigueur lundi. Composée d'une vingtaine de questions (y a-t-il eu des violences auparavant ? le conjoint est-il armé ?), celle-ci vise à aiguiller les forces de l'ordre dans leur prise en charge des victimes. Comme l'a récemment fait l'Inspection générale de la justice (IGJ), le ministère de l'Intérieur va aussi se pencher sur les 88 cas d'homicides conjugaux survenus en 2015 et 2016 et définitivement jugés depuis, afin d'évaluer la présence d'éventuels dysfonctionnements, selon Matignon. Edouard Philippe a qualifié le rapport de l'IGJ de «glaçant» et appelé à «regarder en face ce qu'on peut qualifier de faillite collective».

Autorité parentale

Le gouvernement souhaite qu'en cas de condamnation pour violences, un juge pénal puisse suspendre ou aménager l'autorité parentale - jusqu'alors, c'est un juge aux affaires familiales qui se prononçait. Selon Matignon, cela constitue un «changement de paradigme», destiné à sortir d'une «vision un peu patrimoniale de l'autorité parentale» qui, bien souvent, conduit à prôner la coparentalité à tout prix. Quant à la médiation pénale, processus alternatif à des condamnations, le Premier ministre a assuré qu'elle serait interdite en cas de violences conjugales, ce que les acteurs de terrain réclament en vertu de la convention d'Istanbul, ratifiée par la France. Selon la loi, la médiation n'est d'ailleurs théoriquement destinée qu'à des «infractions de faible gravité».

Marlène Schiappa et Edouard Philippe lundi, à Paris.

Photo Albert Facelly pour Libération

Assouplissement du secret médical

C'est l'une des mesures les plus polémiques. L'idée de faire évoluer le secret médical pour «permettre aux professionnels de santé de signaler une situation de violence au sein du couple» a émergé dans le groupe de travail sur les violences intrafamiliales. Lors de la restitution de leurs travaux, fin octobre, la secrétaire d'Etat Marlène Schiappa s'y était dite favorable, y compris sans l'accord de la patiente. Même son de cloche chez la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, pour qui «cela fait appel à l'éthique du médecin». La ministre de la Justice s'exprimait alors dans le sillage de la publication du rapport accablant de l'IGJ déjà cité. Les auteurs y relevaient que «les médecins et les services hospitaliers sont les mieux placés pour constater l'existence de violences conjugales». Mais doivent-ils pour autant alerter les autorités, même sans l'accord de la patiente ? Faire évoluer la loi en matière de secret médical impliquerait de modifier l'article 226-14 du code pénal, qui en définit les contours et prévoit une peine d'un an de prison et 15 000 euros d'amende en cas d'atteinte. Des exceptions sont toutefois déjà prévues, dans les cas où les faits concernent un mineur ou «une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique».

«Lever le secret médical sans l'accord de la patiente revient à casser la relation thérapeutique et le lien de confiance avec elle», alerte Gilles Lazimi, professeur associé en médecine générale à la Sorbonne et membre de l'association SOS Femmes 93. Pour ce professionnel, dénoncer des faits aux autorités sans l'accord de la patiente serait «contre-productif et dangereux» : «Cette proposition témoigne d'une grande méconnaissance du terrain. D'abord, pour les cas d'urgence, des dérogations existent déjà. Et les femmes ne sont pas des mineures ! Alerter les autorités à leur place, c'est d'une grande violence. D'autant qu'on n'a pas l'assurance, loin de là, qu'elles seront accompagnées comme il se doit ensuite.» Le professeur en veut pour preuve le récent rapport de l'IGJ qui démontre la faible application des dispositifs législatifs existants, notamment l'ordonnance de protection. Pour lui comme pour 65 autres médecins récemment signataires d'une tribune publiée dans l'Obs, il est essentiel de permettre aux professionnels de santé de se former sur ces problématiques, et de travailler en réseau avec des associations spécialisées. Des «échanges» sur cette question sont en cours avec le Conseil national de l'ordre des médecins, a fait savoir le Premier ministre.

Fin de l’obligation alimentaire pour les enfants de femmes tuées

C'était le 11 décembre 1982. Leur père Daniel a tué leur mère, Josiane, sous leurs yeux. Il a écopé de quatorze ans de prison. Trente-six ans plus tard, Laurence et Françoise Le Goff ont vu ce traumatisme ressurgir brutalement en ouvrant un courrier du département du Maine-et-Loire qui leur adressait une «requête en obligation alimentaire» pour financer l'Ehpad dans lequel leur père se trouve désormais. A l'issue d'un examen plus attentif de leur dossier, l'administration a fait marche arrière. Mais les deux sœurs avaient déjà fait de la question de l'obligation alimentaire leur combat. «C'est pour les autres qu'on se bat, pour que cesse cette violence institutionnelle. Et pour qu'on ait enfin un droit à l'oubli», disaient-elles à Libération dans un témoignage publié le 2 février. Elles sont en passe d'obtenir gain de cause : lundi, le Premier ministre a qualifié cette obligation alimentaire «d'aberration juridique». Le code civil sera donc modifié afin que les enfants de victimes de féminicide en soient déchargés à l'égard du parent meurtrier. A l'heure actuelle, il n'existait qu'une possibilité de contester en cas de «manquement grave» du créancier.

Travail en amont

La prévention et l'éducation sont une «priorité», assure encore Matignon. Ainsi, la formation initiale et continue des personnels enseignants à l'égalité entre les sexes «sera rendue obligatoire». Dans la même veine, un module dédié aux violences conjugales, également obligatoire, sera intégré au service national universel (SNU). Le gouvernement souhaite aussi que le numéro 3919, permanence téléphonique assurée par la Fédération nationale solidarité femmes, devienne accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et aux personnes en situation de handicap. Un appel à projet sera lancé l'année prochaine, selon Matignon. Par ailleurs, la plateforme de géolocalisation des places d'hébergement d'urgence pour les victimes, destinée aux professionnels a été mise en ligne dès lundi. Le bracelet électronique antirapprochement est actuellement à l'étude au Parlement, et devrait entrer en vigueur en 2020.

Rappelons qu’en 2018 en France, 121 femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex. Et chaque année, environ 220 000 femmes majeures sont victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire.