Pour l’heure, ce ne sont que des craintes. Mais avec la perspective d’une grève dure et très suivie dans les transports à partir de jeudi, les entreprises s’inquiètent de l’impact économique d’un mouvement social qui se prolongerait sur une bonne partie de décembre. En première ligne, le secteur du commerce et des magasins de centre-ville qui, l’an dernier, avaient éprouvé des baisses de chiffre d’affaires atteignant parfois 20% à 30% lors du mouvement des gilets jaunes. Le groupe Fnac-Darty avait par exemple chiffré la perte occasionnée lors des fêtes de fin d’année à 45 millions d’euros, ce qui ne l’avait pas empêché d’afficher au final des résultats toujours en progression sur l’année. Au niveau macroéconomique, cet impact des mouvements sociaux de grande ampleur est d’autant plus difficile à calculer qu’ils peuvent être contrebalancés par des mesures ultérieures. Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, avait estimé à 0,2% l’impact des gilets jaunes sur l’activité avant que les mesures prises par le gouvernement en faveur du pouvoir d’achat pour sortir de la crise n’aboutissent, selon les calculs de l’OFCE (l’institut de conjoncture de Sciences-Po), à augmenter la croissance de 0,3% en 2019. Selon l’Insee, la grande grève de 1995 - trois semaines de paralysie quasi totale des transports - s’était traduite par un manque à gagner de 0,2 point de PIB et une baisse de 6% de la consommation. Les dix jours de blocage de l’automne 2007 avaient, eux, eu un impact plus limité.
Entre télétravail, covoiturage et prise de jours de congé ou de RTT, les entreprises tentent une nouvelle fois de s'organiser en faisant preuve de souplesse, notamment face aux blocages prévus dans les transports. La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a demandé aux chefs d'entreprise de faire preuve d'indulgence. «Aujourd'hui il y a des formes de travail à distance. Il ne faut pas, ce jour-là, demander aux gens de faire l'impossible, a-t-elle expliqué. Depuis les ordonnances travail, le télétravail est un droit et il y a beaucoup de métiers qui s'y prêtent.» Au-delà de ces difficultés, la mobilisation des grévistes contre la réforme des retraites s'annonce également forte dans le privé - la CGT relevait il y a quelques jours des arrêts de travail programmés dans 350 sociétés.
Moduler
Président de l'ANDRH (Association nationale des DRH) en poste dans le groupe Etam, Jean-Paul Charlez ne s'inquiète pas trop pour sa part «d'une mobilisation forte dans les entreprises» mais de la manière dont elles vont s'organiser pour que leurs salariés ne soient pas trop touchés par un mouvement qui devrait fortement affecter, du moins dans les premiers jours, les douze millions d'usagers empruntant chaque jour le réseau de la RATP. «Les entreprises sont plutôt en train de voir comment éviter aux gens de venir physiquement travailler ces jours-là», a-t-il expliqué. En Ile-de-France comme dans les Hauts-de France, où Frédéric Motte, co-gérant de Cèdres industries, un réseau de PME spécialisé dans la sous-traitance industrielle, souligne que «la semaine du 5 décembre sera une semaine morte en termes de déplacements mais pas de travail». Des consignes et des préconisations ont circulé en interne pour privilégier les réunions en visioconférence et le télétravail. «On s'est organisés pour décaler des réunions et des rendez-vous pour les parties commerciales», poursuit l'ancien chef du Medef régional. Travailler à distance «plutôt que de se mettre dans les bouchons», propose aussi Franck Grimonprez, président de Log's, un des principaux acteurs logistiques français, à ses salariés qui le peuvent. Ce n'est pas la majorité de ses effectifs, dont beaucoup sont des préparateurs de commande obligés de préparer les colis directement sur site. «Nous sommes devant une mobilisation nationale qu'on nous annonce comme paralysante», commente Grimonprez, soucieux. C'est pourquoi l'ensemble des sites de sa société de transports de marchandises prévoient de pouvoir moduler les horaires de travail au plus fort des perturbations pour garantir les livraisons aux clients. Mais pour combien de temps ?
Difficile de prévoir l'ampleur réelle d'un mouvement social avant l'heure, mais au standard de la chambre de commerce et d'industrie de Lille, on assure que beaucoup d'entreprises de la métropole lilloise seront affectées par les diverses actions prévues. Reste à savoir comment elles réagiront en cas de prolongation du mouvement. «Le risque, c'est si la grève s'étend sur les autres jours. Là, il faudra peut-être plus s'organiser en conséquence…», confirme Dominique Drapier, chargée des relations presse à Ports de Lille. Plus à l'ouest, à l'Union des entreprises d'Ille-et-Vilaine, «on sait seulement qu'avec les grèves à la SNCF et les embouteillages, il ne faut pas aller à Paris ce jour-là», indique Hervé Le Jeune, son délégué général. Ici, on s'interroge surtout sur les dépôts pétroliers de Brest, Lorient, Le Mans et Vern-sur-Seiche, bloqués depuis jeudi soir par des entrepreneurs du BTP qui protestent contre la prochaine suppression de l'exonération de taxes sur le gasoil non-routiers…
Débrouille
A Lyon, la tension est déjà montée d’un cran sans attendre la grève de jeudi, avec notamment la mobilisation mercredi, comme à Paris, d’agriculteurs en colère. Venus du Rhône, ils ont bloqué les grands axes routiers. Après le geste de désespoir d’un camarade le 8 novembre, les étudiants occupent, eux, un amphi sur le campus de Bron de l’université Lyon-II. Jeudi, des enseignants de cette faculté ont annoncé exercer leur droit de retrait pour protester contre la précarité étudiante. Sans oublier les éboueurs de Pizzorno Environnement, qui ont eux aussi rejoint le mouvement.
Dans la perspective de jeudi, le Medef lyonnais n'a relayé aucune consigne particulière à ses adhérents. Seul un message du président de l'organisation, Geoffroy Roux de Bézieux, qui, comme la ministre du Travail, a «demandé aux employeurs, aux branches et aux entreprises d'être bienveillants» à l'égard des salariés, a été diffusé. Localement, la débrouille est là aussi de mise. Robin, 41 ans, habite à une cinquantaine de kilomètres au sud de Lyon. Comptable pour un assureur, il se rend au bureau en train - près de deux heures de transport par jour. Classiquement, son responsable a «exceptionnellement» autorisé le télétravail jeudi prochain. Plus rare, il lui a aussi dit que si la grève se prolonge, la direction réfléchira «à offrir une demi-RTT à tout le monde, comme une sorte de prime de Noël». Reconductible, la grève inquiète surtout les commerçants et les professionnels du tourisme à la veille du week-end stratégique de la fête des Lumières. Sans train ni métro, les poubelles débordantes, elle perdrait de sa magie.