«Je ne m'attendais pas à ce que ce soit si dur.» Depuis septembre, Ervé est de retour à la rue. «Clochard, je savais que je pouvais le redevenir. Pour moi, c'est pas péjoratif», dit l'homme de 47 ans. Quand je l'ai connu, il y a trois ans, Ervé (sans H, parce qu'il l'a «fumé») créchait aux abords du canal Saint-Martin, dans le Xe arrondissement de Paris. On s'était posé sur un banc, on avait discuté, en descendant deux, trois canettes de bière. Il faisait froid, ça mettait dans un état cotonneux, un peu hors du temps. Après plusieurs rencontres, j'en avais tiré un premier article, centré sur son utilisation de Twitter. Pendant la campagne présidentielle, on avait continué à se voir, avec lui et son pote Chris, pour parler de politique et des aventures de Macron, Mélenchon et Le Pen. Quelques chroniques avaient vu le jour. Depuis, on se retrouvait à intervalles réguliers, devant un café, un repas ou un twist (de la bière avec du sirop de citron).
En septembre, j'ai compris en lisant les tweets d'Ervé qu'il allait de nouveau dormir dehors. Cela faisait quatorze mois qu'il louait un studio de 14 m² à Pantin (Seine-Saint-Denis), pour une facture mensuelle d'un peu plus de 500 euros, acquittée à la force du poignet et de petits boulots (bricolage, jardinage) décrochés via les réseaux sociaux. Bien sûr, le plan n'était pas idéal. Souvent en vadrouille au gré des opportunités de travail, Ervé avait fait ses comptes : il avait passé moins de trois mois, en cumulé, dans sa piaule. «Et puis, je ne m'y sentais pas vraiment chez moi, glisse-t-il. Quand tu ne bosses pas, que tu as l'habitude de te réveiller vers 4 heures le matin, tu tournes vite en rond.» Un avantage, toutefois : «Je pouvais y poser mes affaires et mes outils.» «Avoir un semblant d'existence», conclut-il. Comme cette première saison de la série Peaky Blinders, avalée un jour de pluie… A la fin de l'été, Ervé fait le bilan : «Je ne peux plus payer, je m'en vais, c'est aussi simple que ça.» Il dégote un successeur pour sa propriétaire et fait son paquetage, reprenant ce qu'il appelle le «cours normal de [son] existence». «J'ai choisi de retourner à la rue, analyse-t-il. Je l'assume et ne me plaindrai pas.»
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La rue, cela fait vingt-cinq ans qu'il la fréquente, lui, le gamin de Valenciennes (Nord) placé à la Ddass. Quand il débarque à Paris, au milieu des années 90, «Titi, Kalou et Marco» lui en apprennent les codes. «Aujourd'hui, des gars comme eux, il n'y en a plus beaucoup», souffle-t-il. Ervé le reconnaît, il a pris un «coup de poing dans la gueule» quand il a dû redormir dehors. «On est trop nombreux, entre les personnes SDF, les Roms, les migrants… C'est hyperviolent. Les lieux où tu avais tes habitudes sont squattés par d'autres, qui te disent d'aller voir ailleurs.» L'alcool et la drogue obscurcissent souvent le tableau. Ervé compte à voix haute : «Pour 3 euros, t'as un joint ; pour 5 euros une dose de crack, et tu te défonces… Et comme certains gars se mettent souvent des bières fortes dans la gueule, c'est vite impossible de communiquer avec eux.»
«Je ne tiens plus le choc»
Mi-septembre, il dit avoir eu «peur» pour la première fois de sa vie de sans-abri. «Je m'étais posé vers le canal et trois mecs sont venus pour me piquer mes affaires. Dans ce cas-là, tu frappes le premier. J'ai dû faire le ménage.» Début novembre, rebelote, lorsqu'il s'interpose dans une rixe entre une «personne SDF» (une formule qu'il chérit plutôt que le seul sigle) et une «personne lambda». Bilan : une dégringolade dans les escaliers du métro et un genou en vrac. «Pas les jambes, c'est précieux ! grommelle-t-il. A la limite, je préfère prendre un gnon dans la tronche.» Par chance, une amie, en transit entre deux apparts, lui propose de se poser quelque temps chez elle, à Montreuil. De quoi souffler. Mais très vite, Ervé le sait, il devra retourner vers le hall d'immeuble où il a ses habitudes, entre 1 heure et 4 h 30 du matin, «comme ça les gens ne me voient pas». «C'est par respect pour eux, justifie-t-il. J'ai toujours une bombe de désodorisant sur moi, que j'utilise lorsque je m'en vais, parce qu'il m'arrive de ne pas prendre de douche pendant trois jours.» D'ici Noël, il espère décrocher quelques jours de boulot en province pour s'éloigner de la capitale et récupérer un peu.
Depuis que je le connais, Ervé a changé. La barbe (longue) et les cheveux (longs) ont blanchi, sa silhouette d'allumette s'est accentuée, martyrisée par le barda de «30-35 kilos» qu'il porte sur le dos. Le quadra en a conscience : «Physiquement, je ne tiens plus le choc.» En septembre, il a perdu près de 4 kilos et son cœur s'est une nouvelle fois arrêté de battre. Les examens médicaux sont sans appel : «Gros problèmes cardiovasculaires.» L'autre chose qui l'inquiète, ce sont ses dents : seules douze pointent encore à l'appel et il a de plus en plus de difficultés à mâcher. Mais Ervé est loin de rendre les armes. «J'essaye de m'en sortir, même si c'est la croix et la bannière.» Il insiste sur le mot : «J'essaye.»
Pas tendre
Ces efforts, c'est pour ses filles qu'il les effectue. Agées de 5 ans et 7 ans, elles habitent avec leur mère en Ile-de-France. Dès qu'il peut, le paternel leur rend visite le week-end, mais essaie de se tenir à distance quand il ne se sent pas «en état». A elles, il dit qu'il «voyage beaucoup pour le travail». «Orsay, Suresnes, Montreuil, la Bretagne», déroule-t-il. «Finalement, c'est un demi-mensonge.» Il noircit des pages de papier à leur attention pour que, «plus tard, elles comprennent qui [il] étai[t]».
Quand lui-même était gamin, c'est «dans les marges» qu'Ervé dessinait pour s'évader. Aujourd'hui, il continue à traquer les petits plaisirs. Dans la lecture : il vient de finir Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur de Harper Lee et s'est plongé dans un recueil de romans noirs. Mais son truc, ça reste la musique. Un généreux abonné à son compte Twitter lui a récemment payé une guitare pour qu'il se remette à la gratte. «Quand t'as arrêté un certain temps, c'est du boulot», reconnaît-il. Prochainement, il aimerait animer un atelier dans un collège de Montreuil autour de l'écriture et de la composition. Le gaillard ne baisse pas les bras. Début novembre, il a participé à deux jours de tournage pour le prochain film de Bruno Dumont, avec Léa Seydoux en tête d'affiche, et pour lequel il a rameuté ses potes de manche et de bitume. «Très chouette», salue-t-il, tant pour le petit billet remis aux figurants que pour s'être replongé dans l'atmosphère d'un tournage, près de trente ans après avoir joué dans Germinal, «quelques secondes derrière Renaud quand il mène la manif».
Parfois, Ervé s'énerve. Contre ce qu'il appelle les «applis de solidarité», toutes ces initiatives se développant pour venir en aide aux personnes en situation de précarité, à grand renfort de réclame sur Instagram, Twitter ou Facebook. «Tout ça, c'est de la com», tacle-t-il. De manière générale, il n'est pas tendre avec le monde institutionnel, voire associatif. «Les distributions de bouteilles d'eau et de sandwichs, je m'en fous. Ce qu'il faut, ce sont des logements décents, pas des places d'hébergement ouvertes lors du plan hiver.» Il interpelle : «Tu sais ce que c'est d'avoir tes affaires pourries par l'humidité et de devoir payer 8 euros pour les nettoyer et sécher dans une laverie ?»
«Twitter : un hôpital psy»
L'époque le «fatigue». Marre du «mépris administratif» pour les personnes sans abri, des «gens de plus en plus pressés», de la «dématérialisation» qui va faire du tort à ceux qui pratiquent la manche, puisque les tickets-restaurants seront désormais stockés sur une carte numérique… Ervé regrette les heures de gloire des associations comme Droit au logement (DAL) ou les Enfants du canal, lorsque l'action collective permettait des avancées. «Les réseaux sociaux ont remplacé la colère réelle dans les manifs. Ça ne me parle plus.» Pour lui, «Twitter est devenu un hôpital psychiatrique à ciel ouvert, comme la rue». Je lui demande quelle place il reste pour l'amour dans sa vie. Un silence… «Amoureux, non. Déjà parce que ta libido est en berne. Et puis, quand on me dragouille un petit peu, je réponds que c'est mort. Physiquement, je me trouve moche. J'ai plus confiance en moi.»
Ces dernières semaines, Ervé me répète souvent cette phrase : «Tu sais quelle est l'espérance de vie d'une personne SDF ? 49 ans. Et moi j'en ai bientôt 48.»