Les Parisiens ne se sont pas laissé surprendre. Jeudi à 6 h 30, rue des Pyrénées dans le XXe arrondissement, l'activité semble normale. Le marché s'installe sur le trottoir. Avec le froid, les premiers clients du bar n'enlèvent pas leur manteau pour boire un café et le bal des voitures est orchestré par les camionnettes de livraison. Quelques détails disent cependant qu'il ne s'agit pas d'un jour comme les autres. Beaucoup de passants cherchent leur chemin l'œil rivé sur leur portable. Une cycliste s'arrête pour demander sa route. A l'arrêt de bus, le prochain passage est indiqué dans 13, puis 18, puis 14, puis 22 minutes. De toute manière, personne n'attend. Visiblement, les Parisiens ont prévu leur trajet sans compter sur les transports en commun.
Randonnée. Dans le XIIe arrondissement, près de la gare de Lyon, le bruit de la porte d'entrée alerte la boulangère, qui se précipite à la caisse. En cette matinée de grève, peu de clients se pressent dans les magasins alentour. «Le froid sans doute», commente la commerçante, avant de se rappeler l'actualité : «Ceux qui sont en grève doivent se préparer pour la manifestation, ils passeront peut-être prendre des sandwichs, les autres sont soit au travail soit chez eux à profiter du repos forcé ou à travailler à distance.»
Presque déserts, les quais du métro de la ligne 1, l'une des rares à fonctionner, lui donnent raison. Idem dans le XIXe, pour la ligne 7 (lire aussi page 7). La station Corentin-Cariou est étrangement vide. Les usagers sont ravis de voir un train toutes les 7 minutes, avec des places assises. Bernadette, juriste de 56 ans qui soutient la grève, jure avoir «voyagé dans des conditions sans précédent».
Ismaël n’aura pas la même chance. Selon son application, la ligne 9 fonctionnait. Il déchante arrivé à Chaussée-d’Antin-La Fayette. La 9 ne circule pas. Direction Saint-Lazare, ligne L, puis le tramway, pour une arrivée à 10 heures au travail, une heure et demie plus tard que d’habitude. Pour Yuzu, c’est la fin de la route : sans la 9 ni la 13, impossible de rejoindre son chantier, il appelle son patron pour le prévenir.
La grande inconnue, c’est la durée du mouvement. Beaucoup ne pourront pas reconduire la stratégie qui leur a permis de composer avec la grève jeudi. Comme Issam, qui a pris deux nuits d’hôtel pour être au boulot. Facture : 150 euros, que sa boîte ne rembourse pas.
Près des Galeries Lafayette (bien ouvertes), on note une concentration de baskets et de chaussures de randonnée incongrue pour le quartier. Les Parisiens se sont improvisés marcheurs. Ou cyclistes. Ou trottinettistes. Les pistes cyclables sont presque embouteillées. Des comportements maladroits témoignent que certains sont novices dans la pratique du vélo en ville. A moins que le froid polaire n’émousse les réflexes des cyclistes avertis. En revanche, pas de rollers, stars des déplacements alternatifs lors des grèves de 1995.
Mal en patience. Deux gares, deux ambiances. Près de celle du Nord, une impressionnante rangée de véhicules de police. Sur le boulevard de Magenta, que doit emprunter la manifestation, les commerçants hésitent à baisser leur rideau pour respecter l'injonction de la préfecture de police. Les banques ont toutes fait le choix de la fermeture et protégé leurs vitres de planches de bois.
Dans la gare elle-même, deux femmes arrivent de l'aéroport de Roissy, tirant de lourdes valises. L'une est trop énervée pour parler. L'autre explique : «Nous venons d'atterrir d'Australie. Nous devons nous rendre à la gare routière de Bercy pour rentrer chez nous, respectivement à Toulouse et à Lille. Mais le RER B nous a arrêtées à Gare du Nord au lieu de Châtelet.» Un bus vient à leur secours.
Gare de Lyon, tout est calme. Dans le hall, un air classique, joué par une touriste au piano, aide les rares usagers à prendre leur mal en patience. Devant un tableau d'affichage, une femme s'énerve : «Prise d'otages, corporatisme…» Pas de quoi troubler les gilets rouges, plus nombreux que les voyageurs qu'ils sont censés informer. Une rareté qui inquiète les taxis entassés au dehors. Un chauffeur s'alarme : il n'a «fait que deux courses». Il soupire : «Ce jeudi va être très long, en plus il caille.»
Retour en sous-sol, sur les quais de la station de métro. Allongé sur les sièges jaune vif de la RATP, un SDF dort. A ses pieds, sur un carton, un message fait sourire ceux qui lui prêtent de l'attention : «Tous les jours en grève, je ne travaille pas, un peu d'aide SVP.»