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Libération
Reportage

Dans toute la France, «on lâchera pas l’affaire»

De Lille à Marseille, des milliers de manifestants ont occupé le pavé. Sur les pancartes, les mots d’ordre dépassaient le seul sujet de la refonte du système des retraites.
A Marseille, il a fallu rallonger le parcours du cortège. (Photo Olivier Monge. Myop pour Libération)
publié le 5 décembre 2019 à 21h06

Comme une ambiance de départ en voyage scolaire. Jeudi, place de la mairie de Montreuil (Seine-Saint-Denis) vers 12 h 30, les deux cars affrétés par la CGT sont plus que bondés après l'AG intersyndicale qui vient de se tenir. «J'ai droit à 27 personnes debout, pas plus», insiste le chauffeur. Sur le parvis, plusieurs dizaines de personnes se retrouvent sur le carreau. Pour eux, le trajet jusqu'à la gare de l'Est, point de départ de la manifestation parisienne, se fera à pied ou à vélo. «On laisse monter les plus vieux, même si eux, ils ont déjà une retraite», s'amuse un jeune homme. Catherine, salariée du groupe Axa et syndiquée à la CGT, ne voulait pas rater ce départ en bus, car elle a rendez-vous avec les autres grévistes de son entreprise sur le cortège. «On veut montrer que le privé est là et donc être le plus nombreux possible ensemble.» Un retraité, venu «par solidarité» et pour dire son opposition au «freluquet Macron», se lance dans une discussion avec deux jeunes militantes. Tous ont leur carte à la CGT. Le septuagénaire raconte le mouvement de 1995, qui est dans toutes les têtes depuis le début de la contestation contre le projet de réforme des retraites d'Emmanuel Macron. «Il fait son vieux combattant, sourit Catherine. Chaque époque est différente. L'enjeu, c'est la prise de conscience des gens.» A l'arrière du bus, on digresse sur la loi Travail, le mouvement Nuit debout, Manuel Valls ou encore les opérations de la BAC dans les cortèges. Les bus atteignent Paris mais les militants sont invités par la police à terminer à pieds. «Vous croyez qu'ils vont nous bloquer ailleurs ? s'inquiète une gilet jaune. C'est pour mieux nous nasser ?» Tout le monde se disperse, chacun cherche son syndicat.

«Ne battons pas en retraite»

Un peu avant 13 heures, le carré de tête se forme. Les représentants des centrales engagées dans le bras de fer avec le gouvernement sont en bonne place derrière les banderoles. Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière et Philippe Martinez, son homologue de la CGT, se saluent chaleureusement. Ces deux-là sont attendus : ils donneront le tempo de la mobilisation des jours à venir. Elargissement du mouvement ? Durcissement de la grève ? Tous les deux affichent un sourire confiant au moment où les rues commencent à se remplir. Les chiffres des défilés matinaux sont déjà tombés. «Quinze mille personnes à Brest, je ne sais pas depuis combien de temps on n'avait pas vu ça», souffle Martinez. «C'est une journée massive, historique, il y a une vraie dynamique», abonde Veyrier devant les caméras. En début de soirée, un communiqué de la CGT estimera que la «première étape de la mobilisation sociale a réussi» avec «plus de 1,5 million de manifestants» répartis dans 250 cortèges, dont 250 000 à Paris. Pour le ministère de l'Intérieur, il y a eu 806 000 manifestants au total et 65 000 dans les rues de la capitale.

Près de la gare du Nord, l'intersyndicale prend place en tête, adressant à l'exécutif et aux caméras un message pas du tout subliminal : contrairement au mouvement des gilets jaunes, ce sont bien eux qui donnent la cadence de ce mouvement social à l'ancienne. «On va discuter demain (vendredi) avec les autres syndicats, rappelle le numéro 1 de la CGT. Nous, ce qu'on attend, c'est le passage à l'acte II du quinquennat. Le retrait du projet et l'amélioration du système actuel. Soit le gouvernement nous écoute, soit il continue à s'obstiner. Mais il n'y a aucune raison que la grève s'arrête ce soir.» Boulevard de Magenta, la manifestation se prépare dans un froid polaire. Une brume glaciale enveloppe les manifestants emmitouflés qui arrivent par grappes. «J'ai bien reçu la corde mais j'ai personne pour la tenir», se plaint un membre du service d'ordre de La France insoumise au téléphone. Le parcours parisien ne plaît pas aux spécialistes syndicaux de la sécurité : le passage par la très large place de la République risque d'être compliqué, ils auraient préféré n'emprunter que des grands axes. Autre crainte d'un membre du service d'ordre de Solidaires : que les forces de l'ordre coupent le cortège en deux. «On essaiera de ne pas le tolérer, avec des chaînes de manif compactes et surtout, en faisant en sorte de ne pas avoir un cortège traîne-savate», promet-il. Les pancartes commencent à apparaître entre les bonnets : «Ne battons pas en retraite», «Tous concernés, tous perdants». Pour lutter contre l'air glacial, les manifestants misent sur les calories. Les boulangeries sont prises d'assaut. Celle de la rue de Maubeuge est carrément en rupture de sandwichs : «Pourtant, on avait prévu beaucoup plus que d'habitude», précise une des vendeuses. Dans un café, une femme se fait houspiller pas ses camarades : elle a écrit «A bas l'oligarchie financière» en trop petit sur son bout de carton. Tout à coup, le trio s'affole : «Ça part, là, faut y aller», dit l'une. «Je peux finir mon café et ma pancarte ?» râle son voisin. En quelques minutes, le troquet se vide.

«Remontés comme jamais»

«La manif, elle va bouger ?» A deux pas de la gare de l'Est, un homme s'interroge en toisant le boulevard de Magenta, noir de monde que l'on se tourne vers Barbès au nord ou République au sud. Rassemblée depuis la mi-journée, la foule n'a guère avancé en ce milieu d'après-midi, signe d'une mobilisation réussie. Juché à l'arrière d'une camionnette aux couleurs de la CGT, un syndicaliste harangue les manifestants. «Hier, le gouvernement tablait sur 45 000 personnes. Aujourd'hui, il annonce qu'on est au moins 180 000 dans tout le pays. Et encore, c'est leur chiffre…» Hourras dans le défilé, où l'on rivalise d'inventivité dans les banderoles et pancartes. Un homme fait forte impression avec son portrait d'Emmanuel Macron grimé en Louis XVI, surmonté de cette légende : «14 mai 2017 : restauration de la monarchie». Un autre, sur un morceau de carton, a inscrit : «Réformons le régime spécial des actionnaires !»

Les mots d'ordre dépassent largement la question des régimes spéciaux et de la réforme des retraites. Jeanne, bibliothécaire de 47 ans à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), est venue dire sa colère contre «Macron et son monde, celui du néolibéralisme et du capitalisme». En grève ce jeudi, elle a le sentiment que les Français «n'adhèrent plus à ce système», «même s'ils ne savent pas forcément comment faire passer le message». Pour elle, il n'était pas question de rater la manifestation, même si elle avoue avoir peur de ce gouvernement et de sa police qui «éborgne le peuple». Yves, 59 ans, est salarié dans le secteur de la métallurgie. Avec son collègue Philippe, il est venu de l'Essonne pour dire non au projet gouvernemental, «même si tout reste très flou». «On veut nous faire croire à l'égalité avec ce système par points, mais si la valeur du point baisse, les retraites vont diminuer, forcément, calcule-t-il. Peut-on réellement vivre avec 1 000 euros de pension par mois ? Les gens qui défendent cette réforme, ils ont déjà vécu avec cette somme ?» En grève pour la journée, il se dit prêt à s'inscrire dans la durée. Un sentiment partagé par Philippe, qui sent les Français «remontés comme jamais».

Sur le pavé, la fameuse convergence semble prendre. Régis, 43 ans, ingénieur chez Safran, n'a pas hésité à venir défiler : «Moi, je gagne bien ma vie, et je pense que je toucherai une bonne retraite, mais je suis là pour apporter tout mon soutien au camp des travailleurs. Je bosse pour une entreprise du CAC 40, pour ce grand patronat que Macron chérit tant. Aujourd'hui, ils essaient de monter les corporations les unes contre les autres. Je suis dans la rue pour dire que leur tactique ne fonctionnera pas.» Déléguée syndicale FO au CSE d'Air France, Saïda El Guerrouje est là contre la réforme des retraites, mais aussi pour réclamer plus de «justice sociale». Cachée sous sa doudoune, ses boots et sa chapka, elle jure qu'elle est prête à rester mobilisée longtemps : «Je n'ai pas de limites. Pour être crédible, il faut tenir jusqu'à Noël.» Mère de famille, elle craint de «perdre ses trimestres acquis pour la naissance de ses trois enfants» et de «devoir travailler jusqu'à 70 ans car elle a élevé ses gosses». Dans son rapport, le haut-commissaire chargé de la réforme, Jean-Paul Delevoye, a proposé une majoration de 5 % dès le premier enfant, mais pour l'heure le flou demeure.

Dans les rues de Lille, jeudi.

Photo Aimée Thirion

«Ça va, j’ai servi la France, non ?»

Même volonté chez François, venu de Nemours, en Seine-et-Marne. Avec un salaire net de 1 450 euros pour une ancienneté de vingt-et-un ans dans la Fonction publique, il perdra 70 euros par jour de grève. «Mais on est une famille fière et forte. On lâchera pas l'affaire», dit cet agent de la propreté qui «en a marre de survivre». «Qu'est-ce que c'est une semaine de perdue, par rapport au risque de devoir attendre l'âge de 70 ans pour avoir la retraite ?» abonde Alexis, gilet jaune des Hauts-de-Seine venu pour s'opposer à la réforme mais pas seulement, car «avant la retraite, il faut pouvoir manger». Ex-délégué syndical CFTC dans la sidérurgie, il regrette que le privé ne soit pas assez présent dans le cortège : «C'est toujours très dur de faire bouger dans le privé. Les gens sont résignés.» Plus loin, des cégétistes de Renault Lardy, en Essonne, se félicitent d'avoir presque rempli deux cars avec d'autres syndiqués de leur ville, même s'ils sont déçus que leurs collègues ne se soient pas plus mobilisés.

A Marseille, on retrouve les habitués du pavé - cheminots, enseignants, travailleurs de l'industrie portuaire, personnel hospitalier - mais aussi les chauffeurs de taxi ou des avocats. Il a même fallu rallonger le parcours pour que tout le monde puisse défiler. «C'est le genre de problème que l'on prend plaisir à gérer», sourit Olivier Mateu de l'UD-CGT des Bouches-du-Rhône. Au total, ce sont 25 200 personnes selon la police - 150 000 selon les organisateurs - qui ont marché, empruntant six parcours différents. Juste derrière la banderole de tête portée par l'intersyndicale, Jacques, retraité CGT de 78 ans, ancien du BTP qui gagne 1 200 euros par mois, en incluant sa complémentaire : «Je travaille depuis mes 15 ans, j'ai fait 168 trimestres, soit 42 ans. J'ai même travaillé dans le Sahara, là où l'armée a fait ses essais nucléaires. Ça va, j'ai servi la France, non ? Moi, je veux vivre, je ne veux pas penser aux lendemains.» Pour Pascal Galeoté, responsable CGT du port de Marseille-Fos, «c'est le début d'un grand mouvement social. Sur le port, pour les jours à venir, on a déjà programmé des arrêts de travail de 2 heures à 6 heures, pour progressivement ralentir l'activité dans tous les secteurs». C'est le mot d'ordre général lancé par les centrales syndicales : coordonner les luttes pour toucher l'économie sans épuiser les troupes. Des grèves reconductibles sont aussi votées dans plusieurs raffineries de la zone de Fos. Et une nouvelle manifestation est prévue samedi à Marseille.

«Très triste d’en arriver là»

Le cortège était aussi très fourni à Nantes où 19 000 personnes ont défilé dans le calme. Certains en famille avec poussettes et enfants, ce qui était devenu extrêmement rare depuis les manifestations violentes contre la loi Travail en 2016. La jeunesse a aussi rejoint les cortèges en masse. Plusieurs centaines d'étudiants et une cinquantaine de jeunes cagoulés, avec lunettes et casques blancs, ont également pris la tête du cortège de Rennes, où 15 000 personnes ont défilé (13 000 selon la police). A Lyon, Orléans ou Toulouse, de nombreux lycées ont été bloqués par les élèves, qui ont fait cause commune avec les syndicats. Dans les rues de Montpellier, les jeunes ayant pris la tête du cortège, d'abord là pour le climat, n'en étaient pas à leur première mobilisation. Aujourd'hui, «c'est le rassemblement des causes, pour le climat, contre la société d'aujourd'hui, contre le système, contre la réforme des retraites», ajoute Ambre, 14 ans, en 3e dans un collège de la commune voisine de Saint-Mathieu-de-Tréviers.

A Rennes, Nantes ou Paris, des incidents parfois violents ont émaillé les cortèges, mais le Premier ministre, Edouard Philippe, a salué une journée de mobilisation qui «dans l'ensemble s'est très bien passée», rendant «hommage aux organisations syndicales qui les ont bien organisées». A l'approche de la place de la République à Paris, du mobilier urbain et quelques vitrines ont été cassés. «Il n'y a que comme ça qu'on sera entendu et qu'on obtiendra réellement des avancées», estime David, 46 ans, employé territorial dans une mairie de Normandie, gilet jaune depuis plus d'un an. Cheffe de projet dans un organisme de formation, Marina juge pour sa part que «les violences urbaines sont à la hauteur des violences sociales ressenties». «C'est très triste d'en arriver là, cela veut dire que nous sommes dans un pays où le dialogue n'existe plus», admet la jeune femme. Secrétaire administratif dans un collège de Seine-Saint-Denis, Julien n'a atteint que vers 18 heures la place de la République. Il pense déjà à la suite du mouvement. «On a mis en place une caisse de grève pour soutenir les assistants d'éducation et les plus petits salaires, afin qu'ils puissent cesser le travail le jour des grosses manifestations, raconte ce trentenaire. Ce genre de mobilisation donne encore plus de motivation. Je n'ai pas connu ça depuis 2006 et le mouvement contre le CPE. Je ferai grève vendredi et j'espère que des collègues vont nous rejoindre en sentant que le combat est gagnable.»