Drapeau à l'épaule, Mohammed Oubelaïd, délégué Unsa (majoritaire à la RATP), descend sur le quai désert de la station Porte de la Villette. Dans son sillage, une dizaine de conducteurs de la ligne 7, tous en grève. Il est 6 h 33 jeudi et la prochaine rame est annoncée dans trois minutes, la suivante dans vingt-quatre. Les manifestants se placent en tête de quai. A l'arrivée du métro, ils se précipitent vers la cabine du chauffeur. Les huées, les applaudissements ironiques et les insultes se mêlent aux cris : «Casseur de grève !», «Tu vas rouler jusqu'à 80 piges», «Tu seras le plus riche du cimetière !»
Durer. «C'est la RG», peste Mohammed Oubelaïd. Soit la «réserve générale», un groupe d'une cinquantaine de conducteurs rattachés à la direction de la RATP, qui les utilise au quotidien pour remplacer les absents au pied levé. En ce jour de grève, ils ont été envoyés sur la 7, une ligne importante qui traverse Paris du nord au sud, pour assurer le service à l'heure de pointe. Avec succès : plus on approche de 8 heures, plus le trafic s'intensifie. A la déception des grévistes, nombreux sur cette ligne qui compte une centaine de conducteurs. Les rames qui passent sont moins bondées qu'à l'habitude. «Les gens ont pris leurs précautions», note le délégué syndical, ajoutant à l'intention de ses collègues : «C'est lundi que ça se joue. Il faudra que ce soit pire qu'aujourd'hui.»
Les conducteurs affichent leur volonté de faire durer le mouvement. «C'est au bout de dix ou douze jours que le gouvernement lâchera. Les transports sont l'oxygène de l'économie, lance Victor. On se bat pour tous les Français, pas que pour les régimes spéciaux, comme essaie de le faire croire le gouvernement.»
«J'ai anticipé pour une grève longue, j'ai mis de l'argent de côté », affirme Brouk sur le quai. Et si ça dure jusqu'à la fin du mois ? «Ça m'arrange, pour une fois je pourrai faire Noël avec ma famille», répond-il du tac au tac. Brouk a commencé à la RATP comme chauffeur de bus à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Un métier difficile, dit-il, stressant avec la densité de la circulation et désagréable en raison de l'agressivité de certains passagers : «Au bout d'un an, je voulais arrêter. Sans la retraite, j'aurais lâché.» Depuis qu'il est passé au métro, il est plus heureux. Axel, 30 ans, rentré à la «Régie» en 2016, justifie le régime spécial de la RATP en soulignant la pénibilité du travail de conducteur. Il faut alterner entre trois services, cinq ou six jours de suite, week-end et jours fériés compris : «On roule sept heures dans un tunnel. Quand vous roulez six heures en voiture sur l'autoroute, vous arrivez dans quel état ? Ici, il n'y a pas la lumière du jour, le bruit rend sourdingue et il faut être vigilant à chaque station. Ce n'est pas un métier pénible, ça ?» Un autre évoque l'impact des horaires sur la vie de famille. «On savait tout cela quand on a signé, dit Kader. Mais on savait aussi ce qui nous attendait à la fin avec la retraite. […] Le contrat que j'ai passé avec l'Etat n'est pas respecté.»
«Piquet». Avant 9 heures, une AG se tient dans une salle de la station. Une grosse trentaine de présents, certains sont bouillants. «Moi, je suis là jusqu'au 1er janvier, j'ai déjà dit bonne année à l'encadrement», lance un homme, déclenchant rires et encouragements. La reconduction jusqu'à lundi est votée à l'unanimité. Mohammed Oubelaïd reprend la parole : «N'allez pas vous éparpiller. Il faut d'abord tenir le piquet de grève ici, sur notre ligne.»