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Internes : «Même si faire grève est légitime, on n’est pas habitués»

Appelés à débrayer dès mardi par leur intersyndicale, qui prône une ligne dure, les apprentis médecins de l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, seront «assignés» s’ils posent leur préavis.
A l’hôpital Georges Pompidou, vendredi. (Photo Corentin Fohlen pour Libération)
publié le 9 décembre 2019 à 18h31

Le service des urgences de l'hôpital européen Georges-Pompidou (XVe arrondissement de Paris) est un univers à part, avec son jargon, son dédale de pièces sans fenêtres et son ballet savamment orchestré de blouses vertes et blanches. Un monde parallèle où l'on parle d'«objectiver le patient» ou de «prendre les IPP de principe» (pour inhibiteurs de la pompe à protons). Un huis-clos médical où le mot «grève» n'a pas tout à fait le même sens qu'ailleurs.

Vendredi matin, deuxième jour de paralysie des transports collectifs parisiens, pas un médecin ne manquait à la réunion de «transmission», passage de relais des dossiers des malades entre les exténués de la nuit et la relève fraîche. Surtout pas les internes, dont le chef des urgences, le professeur Philippe Juvin, reconnaît que «pas un hôpital en France ne peut tourner sans». Son équipe en compte onze, soit un tiers de l'effectif médical du service. Des apprentis médecins appelés, comme 24 000 autres, à une grève «dure» illimitée, à partir de ce mardi, par l'Intersyndicale nationale des internes (Isni).

«Enfants gâtés»

Contrairement au 14 novembre, où tout le personnel hospitalier de Pompidou s'était mobilisé pour «sauver l'hôpital public», ce mouvement est catégoriel. Les internes veulent peser pour obtenir la revalorisation des indemnités de garde, en berne depuis 2010, et le respect d'un temps de travail qui peut dépasser les soixante heures par semaine. A Pompidou, la riposte n'a pas tardé : s'ils se déclarent grévistes, les internes en poste aux urgences seront «assignés» au nom de la nécessaire «permanence des soins». Et donc contraints de travailler gratuitement.

Voilà qui n'a pas empêché Ryan Hindy de déposer son préavis. Les paupières alourdies au sortir de sa nuit de garde, le solide gaillard de 26 ans estime la mobilisation «justifiée sur les salaires». L'interne urgentiste, qui entame sa huitième année de médecine, fait partie des plus capés des étudiants en stage. «On fait un travail de médecin ou presque, assure-t-il. Cette nuit, j'étais quasiment seul de 4 heures à 7 heures du matin. Pour quatorze heures d'affilée de garde de nuit, je suis payé 120 euros brut. Mon salaire de base est de 1 500 euros net. Vous enlevez le loyer, les frais universitaires et les livres, il ne me reste plus grand-chose.» Un médecin senior le charrie gentiment. Piqué au vif, l'interne soupire : «C'est vrai qu'ici, le temps de travail est respecté, c'est assez rare. Pour nos aînés, on est des enfants gâtés.» Mardi, c'est sans état d'âme que Ryan viendra travailler, malgré tout : «Je vivrais mal de ne pas venir. On ne peut laisser tomber ni nos chefs, ni nos collègues, ni nos patients.»

Interne en médecine générale, Olivier Bory soutient lui aussi le mouvement : «On est en formation mais la question est de savoir si on est valorisés à la hauteur du travail fourni.» Syndiqué, l'étudiant de 28 ans a pourtant hésité à déposer son préavis : «Même si c'est légitime, faire grève, on n'est pas habitués», explique-t-il. Alors obéir au mot d'ordre de dureté en contestant la légalité de son assignation, comme l'invite à le faire son syndicat, il ne sait pas trop…

«Solidarité»

Les plus jeunes sont encore plus circonspects. Exaspérés déjà par la grève des transports. «J'ai dû prendre un taxi pour venir, ça m'a coûté 25 euros, peste Juliette Trivani en enfilant sa blouse. Enfin, sur les quatre derniers week-ends, je n'en ai eu qu'un seul off. Je ne dépense pas trop…» L'étudiante de 24 ans, qui a débuté en novembre son premier stage d'internat, n'en est pas au stade des revendications. «Je suis venue pour me former et je ne suis pas déçue, explique-t-elle. Depuis un mois, j'ai vu toutes sortes de pathologies. L'encadrement est sympa, présent et hyperorganisé.» Si elle ne suit le mouvement des internes que de «très loin», Juliette s'est déclarée gréviste mardi, «par solidarité».

Nathan de Villepin, 24 ans, enjamberait volontiers l'appel, lui. Après tout, l'interne ne trouve «pas si scandaleux» son salaire. Prévu pour être en poste mardi, le jeune homme, qui partage un loyer à Paris, numérote ses abattis : «Si je me déclare gréviste, je ne serai pas payé, ce qui me fera un manque à gagner de 60 euros…» Un coup d'œil sur son portable lui apprend que six de ses onze collègues ont déjà déposé leur préavis. Il soupire, résigné : «Bon, s'ils le font tous…»