Du camion de la CGT services publics, qui roule au pas boulevard des Invalides à Paris, s'échappe la mélodie du tube d'Alain Souchon Foule sentimentale. Pour ce second défilé contre la réforme des retraites en moins d'une semaine, les manifestants sont joyeux - le beau temps est de la partie - et déterminés. Avant même les annonces d'Edouard Philippe, attendues ce mercredi, ils exigent le retrait du projet de réforme des retraites, sinon rien. Sous les ballons des fédérations syndicales, qui savourent ce retour en force après des années de disette, l'ambiance est bonne. On danse pour se réchauffer à la fédération SUD santé, on chante à la CGT Paris, entonnant le désormais fameux On est là, l'hymne entraînant né pendant la contestation de la réforme de la SNCF en 2018 et repris par les gilets jaunes l'hiver dernier. «On retrouve un peu d'espoir dans ce qu'on fait», observe un délégué CGT EDF.
Pression sur l’exécutif
Dans le carré de tête, on s'amuse à jauger l'ampleur de la mobilisation au nombre de journalistes présents, et il y a beaucoup plus de caméras que jeudi dernier pour interviewer les secrétaires généraux des syndicats. «Nous avons été surpris de la force de la mobilisation ces derniers jours, se réjouit Yves Veyrier, de Force ouvrière. Aujourd'hui encore, il y a des débrayages dans la métallurgie et dans la grande distribution. C'est un mouvement qui s'installe, les salariés ont intégré ça.» Même constat du côté de Philippe Martinez, le patron de la CGT : «La colère est toujours bel et bien là.»
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Les premiers chiffres qui arrivent de province sont pourtant moins impressionnants que la semaine dernière. Certes, il y a eu des centaines de défilés, et parfois dans de très petites villes. Mais dans leurs rues, on a compté plus en centaines qu’en milliers. Néanmoins, à Montpellier, il y avait près de 10 000 personnes selon la police, 7 000 à Rennes, 5 500 à Rouen, 5 000 à Tours et 12 000 à Marseille, où les organisateurs parlent, eux, de 150 000 manifestants. Au total, la journée a mobilisé 885 000 personnes dans toute la France, selon le comptage de la CGT, qui revendiquait 1,5 million de manifestants dans les cortèges du 5 décembre. Le décompte du ministère de l’Intérieur fait état de son côté de 339 000 manifestants.
Destinée à accentuer la pression sur l’exécutif avant les derniers arbitrages et le discours d’Edouard Philippe devant le Cese, la mobilisation sera scrutée une fois les détails enfin mis sur la table. Une réunion de l’intersyndicale doit faire le point sur les suites du mouvement ce mercredi soir, mais dès mardi la CGT a appelé à deux mobilisations interprofessionnelles, jeudi et mardi prochains.
«On n’est pas dupes»
A Paris mardi, l'absence de transports en commun n'a pas entamé la détermination des manifestants. François, grand type, la quarantaine, barbe poivre et sel, bonnet et gilet rouge de la CGT, mène un groupe de fonctionnaires originaires de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Il bosse en office HLM et manifeste pour défendre le régime des retraites «qui fonctionne très bien. En tout cas, on ne nous a pas démontré l'inverse». «On est venus de Clichy à pied pour redire au gouvernement notre opposition à sa retraite par points», explique de son côté un professeur trentenaire, pas convaincu par les assurances du ministre de l'Education nationale sur les rémunérations, les primes ou le niveau des futures pensions : «On n'est pas dupes, ce qu'on veut, c'est le retrait de la réforme.»
Ils étaient 31 000 à manifester mardi à Paris, selon le ministère de l’Intérieur.
Photo Albert Facelly pour
Libération
Même son de cloche à Nice. Matthieu et Mélanie font la queue pour attraper une saucisse sur le barbecue géant organisé par les syndicats, autant pour se réchauffer que pour rameuter du monde. Respectivement profs de lettres et d'espagnol, ils étaient déjà dans la rue la semaine dernière. Et ils remettront ça dès jeudi dans une ville pas coutumière de la contestation sociale. «Avant, en salle des profs, on parlait très peu d'argent entre nous, fait remarquer Mélanie. Aujourd'hui, on s'est rendu compte que certains collègues ont du mal à finir le mois. La profession se précarise.» C'est Matthieu qui donne les détails chiffrés : «En début de carrière, on ne touche que 1,2 smic. Et on perdra 900 euros par mois à la retraite. Mais notre colère est beaucoup plus large que les retraites. C'est la société complète qui ne va pas : la façon dont les gens sont traités et le mépris du gouvernement.» Pour Dominique, professeure d'histoire-géo au lycée Albert-Camus de Nantes, «Jean-Michel Blanquer essaie d'acheter les profs quand il annonce une revalorisation de nos primes. Mais ce que nous revendiquons, c'est la solidarité des régimes de retraite, pour une retraite digne et décente pour tous.»
«Peur pour mes enfants»
Professeur d'histoire-géographie, habitant de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), Fabrice, 49 ans, bouc gris et petites lunettes rondes, n'est pas venu battre le pavé parisien que pour son «petit confort personnel», mais pour protester «contre le projet de société qu'on nous propose, la fin de la retraite par répartition». Il a fait ses comptes : avec un salaire de 2 400 euros net par mois, il perdrait 400 euros une fois à la retraite. La sienne passerait de 2 000 à 1 600 euros mensuels. Pas question de transiger, même si le gouvernement fait évoluer son projet en reculant la date d'entrée en vigueur des nouvelles règles. Fabrice veut le «retrait pur et simple du projet» : «Ce serait dégueulasse de l'accepter. Et puis quoi ? J'arrêterais de me battre pour les autres parce que je m'en sortirais bien ?»
Sur les pancartes parisiennes, l'inquiétude s'affiche en lettres majuscules, parfois colorées, souvent de façon humoristique : «Macron, on veut pas des points, on veut des ronds», «Ma pancarte est pourrie, ma retraite le sera aussi». Une militante prévient sur la sienne : «De la poudre de perlimpinpin points points.» Le «Pedibus Macron», un ouvrage en carton collectif né le 5 décembre, est de retour avec un nouveau message : «En marche vers une retraite sans un rond.» Au micro du camion FO d'Ile-de-France, une syndicaliste prévient : «Ni clause du grand-père, ni clause de la grand-mère. En grève, en grève, jusqu'au retrait.» «On ne négocie pas des reculs sociaux, on les combat», confirme Tarik, 26 ans, en recherche d'emploi. Même ceux qui savent qu'ils échapperont aux conséquences de la réforme en gestation - depuis quelques jours, tous les âges se mélangent : on parle des générations nées en 1973, 1975, voire 1983 - se rongent les sangs : pour l'avenir, pour la pérennité du modèle social, pour leurs enfants.
Dans le cortège du corps médical, mardi à Nice.
Photo Laurent Carré
Dominique, bientôt 52 ans, est aide-soignant dans un hôpital du Val-d'Oise et syndiqué à SUD. S'il est là, c'est surtout pour sa fille de 28 ans. «Avec cette réforme, on ne sait pas ce qui va se passer : une année, l'indice de point permettra de partir à la retraire confortablement, mais si ça change, ça ne sera plus le cas», craint-il. Pour lui, «la colère dépasse la réforme : dans les hôpitaux, on manque de lits, on transfère des services dans d'autres établissements, on fait de plus en plus d'ambulatoire…» Saïd, 61 ans, technicien polyvalent dans l'hôtellerie, est inquiet pour l'avenir de ses trois enfants, tous étudiants : «Moi, ma retraite est déjà calculée, mais pour eux, ça va être variable. J'ai peur pour eux. Mais j'ai confiance dans les syndicats : le monde n'appartient pas aux quelques personnes qui sont en haut.» Sylvie, Francilienne de bientôt 60 ans, assistante sociale à la Sécurité sociale depuis une trentaine d'années - pour un salaire qui dépasse à peine les 2 000 euros net - est la seule de son service à devoir encore attendre pour prendre sa retraite : «Les autres sont toutes parties à 60 ans.» Elle qui a sa carte à Force ouvrière doit encore travailler deux ans : «Faire ce boulot de merde jusqu'à 65 ans serait trop lourd. Je pourrais pas. On assiste à la dégradation des droits des gens depuis longtemps. Un poste sur trois n'est pas remplacé, donc les collègues n'ont plus le temps de s'occuper des dossiers.»
«Convergence naissante»
Pour Sonia, avocate parisienne de 56 ans, «il faut mettre un coup d'arrêt au mandat de Macron. Les revendications débordent : elles sont démocratiques, écologiques, économiques». Elle a participé au mouvement des gilets jaunes depuis un an et se félicite de cette «convergence naissante». Dans le cortège, les fonctionnaires et les profs côtoient des internes, des étudiants, des pompiers et quelques salariés du secteur privé. «C'est le peuple qui souffre qui est dans la rue», analyse Marie-Thérèse, enseignante à la retraite de 70 ans. Au milieu de la foule, elle sourit : «Dès que les gens entrent dans la lutte, ils réalisent mieux quels sont les contours de la réforme, et que ça ne concerne pas uniquement quelques régimes dits spéciaux. En fait, on est bien face à une offensive contre toutes les retraites.» Même état d'esprit chez Laurent, conducteur de bus à la RATP, qui met l'ambiance avec ses camarades : «Il n'y a rien à négocier, c'est le message que portent les salariés grévistes.» En première ligne du mouvement avec le blocage quasi-total des transports parisiens, il dit «sentir le soutien de la population, qui a bien compris que cette réforme ne concerne pas que quelques-uns, mais prévoit une dégradation pour tous».
Des cheminots de SUD rail se font chambrer par leur collègue au micro qui voudrait les entendre crier plus fort : «Je sais pas ce que t'en penses, mais c'est pas top, ça sent que ça va reprendre le boulot demain. Vous êtes chauds ou quoi ?» S'ensuivent huées et cris de démonstration de force. Sur le trottoir, les pompiers lèvent leur casque à leur passage. On s'applaudit mutuellement. On s'enlace aussi, en prenant des selfies. Dans cette ambiance festive, des inquiétudes affleurent. Yannick, agent SNCF non syndiqué, ne veut pas de négociation sur le projet de réforme. Sa crainte ? Que des syndicats «baissent leur caleçon et jouent la montre, comme le gouvernement». Dans son viseur, la CFDT mais aussi l'Unsa, qui pourraient «accepter de diviser pour mieux régner» une fois l'architecture du futur projet de loi présentée par le Premier ministre.
Pour que la mobilisation dure, il faut s'organiser. De nombreuses caisses de grève ont été mises en place. Ahleme, 44 ans, professeure d'anglais à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), agite énergiquement sa boîte en fer en forme de bonhomme de neige. Et crie à tue-tête : «Caisse de grève ! Aidez-nous à tenir… En grève illimitée depuis jeudi. Aidez-nous. Allez !» On ne l'arrête plus : «Cette réforme, ça a été le déclic. On s'est tous mis en grève dans mon collège, ce qui n'arrive jamais. Que ce soit clair : aucune organisation syndicale ne nous dira ce qu'on doit faire. Ce mouvement, il part de la base, c'est nous qui l'avons construit. On arrêtera quand le projet de réforme sera retiré et nos salaires vraiment revalorisés.» Au micro, un militant syndical interroge la foule : «Qu'est-ce qu'on fait demain ?» La réponse ne se fait pas attendre : «On reconduit !»