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Justice

Un «cold case» élucidé, un dossier égaré, un procès avorté

Les suspects du meurtre de Mohamed Abdelhadi en 2001 ne seront pas jugés. La Cour de cassation a confirmé mercredi la prescription du crime. Retour sur un incroyable imbroglio après des années d’enquête menée par la famille de la victime.
A la Cour de cassation à Paris. (Photo Jacques Demarthon. AFP)
publié le 11 décembre 2019 à 20h56

Les deux sœurs entrent dans le cabinet d'avocat parisien, le visage décomposé. Naouel Abdelhadi et Rachida Khellas tentent de contenir «la colère et la rage» ressenties à la lecture de l'arrêt de la Cour de cassation rendu mercredi : neuf pages qui viennent confirmer que les deux suspects du meurtre de leur frère ne seront pas jugés pour ce crime. «Ignominieux», «à vomir», répète Rachida Khellas, 47 ans, à bout de mots. «C'est un scandale, on vient nous dire qu'un citoyen n'a pas droit à la justice», poursuit sa cadette, Naouel Abdelhadi, lors d'une conférence de presse. Cette affaire - qualifiée d'«exceptionnelle» et d'«anormale» par leur avocat, Me Patrice Spinosi - est celle d'un cold case élucidé au bout de quinze ans et qui va se heurter à une terrible bourde de la justice : elle a égaré une partie du dossier pénal, qui aurait pu interrompre la prescription.

Revenons en 2001. Le 9 décembre, Mohamed Abdelhadi, 27 ans, se volatilise à Villefranche-sur-Saône (Rhône). Il n'a emporté aucune de ses affaires, toute sa famille s'inquiète. «Je suis allée au commissariat, on m'a dit qu'il était majeur, qu'il avait le droit de circuler librement», se souvient Rachida Khellas, l'aînée. Pendant des années, les huit frères et sœurs vont conduire leur «propre enquête», se démener en collant des affichettes, en engageant des détectives privés, en faisant circuler une pétition. «Un jour, une policière a eu de la peine pour mes parents, elle leur a conseillé de porter plainte», continue Rachida Khellas d'une voix indignée. Cette plainte pour disparition inquiétante est déposée en 2008. Mais les policiers restent convaincus que Mohamed Abdelhadi a pu refaire sa vie à l'étranger et ne font pas preuve d'un grand zèle.

Aveux

C'est une dénonciation qui va tout faire basculer : en 2015, une femme raconte à la gendarmerie qu'au cours d'une dispute, son compagnon lui a confié que son père avait tué un homme. Le rapprochement va être fait avec la disparition de Mohamed Abdelhadi. Les enquêteurs découvrent qu'il a été tué, de plusieurs coups de couteau, dans le cadre d'un trafic de stupéfiants. Trois hommes sont mis en examen : le père, Patrick D., pour «meurtre», l'un de ses fils, Christophe, pour «complicité de meurtre», et l'autre, Jérôme, pour «recel de cadavre». Selon l'avocat de Patrick D., Me Frédéric Doyez, si le père a dans un premier temps reconnu les faits, il est ensuite revenu sur ses aveux, renvoyant la responsabilité des coups mortels à son fils. Le 21 juin 2016, sur les indications du suspect, le corps de la victime est retrouvé, enterré dans un bois. Auparavant, il avait été caché sept ans dans une cave.

L'affaire aurait pu suivre un déroulé classique - une instruction puis éventuellement un procès - si le dossier relatif à la plainte du 17 février 2008 n'avait pas été égaré. «C'est une situation impossible : on sait qu'il a existé mais il n'y a plus ni original ni copie numérique», soupire Naouel Abdelhadi. On peut remonter sa piste jusqu'en 2011, au commissariat de Villefranche-sur-Saône, au parquet ou encore au commissariat de Chalon-sur-Saône. Et puis, plus rien. Malgré des recherches frénétiques, il ne reste aujourd'hui qu'une trace numérique avec, entre autres, la capture d'écran d'un numéro de plainte. Un enquêteur se souvient vaguement avoir lancé une recherche dans l'intérêt des familles et réalisé certains actes, dont les auditions des membres de la famille Abdelhadi.

Une perte qui peut être lourde de conséquences. Une plainte seule n'interrompt pas la prescription ; pour que ce soit le cas, il faut, selon le code de procédure pénale, un acte d'instruction ou d'enquête «tendant à la recherche et à la poursuite des auteurs d'une infraction». Existe-t-il au dossier ? Impossible de le savoir. Il en découle une bataille procédurale aussi âpre que passionnante, touchant aux principes fondateurs du droit et questionnant le fonctionnement de la justice. Avant-dernier épisode en date : dans un arrêt rendu le 29 mars 2018, la chambre de l'instruction de la cour d'appel a considéré que, faute d'acte interruptif de la prescription, le délai commençait à courir au moment où le crime a été commis, soit en 2001. A l'époque - avant la réforme de 2017 qui n'est pas rétroactive -, il était de dix ans pour les meurtres : l'affaire est donc prescrite depuis 2011, ont estimé les juges.

Les parties civiles, qui dénoncent un «permis de tuer», ont immédiatement formé un pourvoi en cassation. La décision de mercredi vient doucher leur ultime espoir d'un procès. Me Patrice Spinosi décrypte : «La plus haute juridiction a considéré qu'il n'y avait aucune preuve d'un acte d'enquête ou de poursuite ayant pu interrompre la prescription.» Et de déplorer : «Sans le dossier, nous ne savons quels sont les actes réalisés et si certains auraient pu avoir cet effet.»

Ubuesque

L'avocat a annoncé que ses clients allaient saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et engager une procédure en responsabilité de l'Etat. De son côté, Me Frédéric Doyez se montre satisfait : «Dans le cas contraire, la Cour de cassation aurait ouvert une insécurité procédurale en avalisant des éléments numérisés sans garantie d'authenticité.»

La situation reste ubuesque sur le plan du bon sens : seul Jérôme D., soupçonné de «recel de cadavre», pourrait comparaître devant un tribunal. Pour ces faits délictuels, le délai de prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où la dissimulation a cessé, soit au moment de la découverte du corps. Rachida Khellas lance, désespérée : «Que devons-nous faire, dame Justice ?»