«Ils s'en foutent des autres. Ils se battent d'abord pour leurs acquis, et c'est normal, ils ont signé un contrat de travail.» Frédéric, 47 ans, transporteur routier, rencontré à Lille un samedi de courses de Noël, n'a pas le sentiment que les cheminots mènent une grève au nom des autres salariés, comme cela a été le cas en 1995. Mais il le reconnaît que «s'il y a un retrait du projet, ce sera grâce à eux» car «il n'y a que dans les grandes sociétés comme la SNCF où on peut se mettre en grève». Lui, avec sa petite boîte de transports, avec deux salariés, ne peut pas se le permettre, «ce serait la clé sous la porte», et le mouvement de protestation ne le réjouit pas car «ça embête tout le monde».
Maxence, 46 ans, dirigeant d'une petite compagnie d'assurances, est encore plus tranchant. «Ils défendent des avantages que peu ont, et je trouve leurs revendications dépassées, d'un autre âge.» Il ne se sent pas pris en otage, il récuse le terme, mais s'agace de ce pouvoir de tout bloquer, «comme si on ne pouvait pas, nous, avoir des idées différentes des leurs». Il ne touchera que 30% de ses revenus en indemnité retraite et avec la réforme, sa caisse, excédentaire, va venir alimenter le système général. «Je l'accepte pour la société, et pour l'avenir de ma fille.»
Grève par procuration
Frédéric est plus partagé car la réforme des retraites ne le convainc pas. «Je ne me vois pas à 64 ans sur les routes. Ils nous endorment debout. On ne comprend pas trop ce qui se passera dans dix ans.» Sa femme, aide-soignante dans le public mais qui a travaillé dix ans dans le privé, ne sait pas si elle va y perdre ou pas. Elle n'est pas gréviste, pour ne pas voir sa paie baisser, mais elle soutient le mouvement, plus que son mari. Solidaire, comme Laetitia, 39 ans, cuisinière. Elle rabroue une collègue plus jeune, 19 ans, qui se plaint des perturbations dans les transports :«Si ça n'embête personne, ça ne s'appelle pas une grève ! Et s'il n'y avait pas grève, on ne se ferait pas entendre !» Elle est à fond derrière les cheminots, dans le registre de la «grève par procuration» : «Ils se battent pour tout le monde, pour faire bouger notre Président.» Elle ne peut pas s'absenter de son boulot : «Si je ne suis pas là, le restaurant, il ne tourne pas», précise-t-elle. Mais on ne l'entendra pas râler, «même si on le sent, on a moins de clients».
Agnès, 52 ans, muséographe, sourit dans la gare Lille-Flandres pratiquement vide : «C'est tranquille, cela se passe bien, et je suis en totale solidarité avec les cheminots.» Depuis le début de la protestation, elle n'a fait grève que le 5 décembre, pour aller manifester. «Les grosses entreprises publiques ont toujours eu un rôle comme ça : les gens y obtiennent des droits sociaux qui ensuite bénéficient à tous, y compris au privé.» Mais pas question de les laisser seuls porter le combat social : «Je ne veux pas me dédouaner sur eux, j'ai pleinement conscience de ce que représente l'effort de faire grève. Mais je suis dans une précarité économique, qui m'empêche de faire la grève comme eux la font. Alors, il y a de la reconnaissance pour eux, c'est clair.»