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Analyse

Exemplarité : le couplet décalé d’élus

Face aux demandes de transparence, certains parlementaires s’indignent d’exigences trop strictes. Culture de l’impunité ?
Jean-Louis Nadal, président de la HATVP depuis sa création en 2013, dans son bureau en mai 2018. (Photo Lionel BONAVENTURE. AFP)
publié le 18 décembre 2019 à 20h56

Une seizième démission depuis le début du quinquennat, six mois après celle de François de Rugy. Dans l'affaire dite des homards, des politiques de tous bords avaient dénoncé le traitement réservé au ministre de la Transition écologique. De nombreux élus, y compris parmi les partisans de l'assainissement de la vie démocratique, se sont demandé si tout ça n'allait pas trop loin. On exigerait d'eux, dénonçaient certains, d'être «plus blancs que blancs».

La démission de Jean-Paul Delevoye, elle, n'a ému personne. De LFI à LR, on estime que le haut-commissaire ne pouvait rester. «Tout le monde comprend qu'une assise morale s'est effondrée», commentait Jean-Luc Mélenchon, pourtant prompt à dénoncer la «mise au pilori» de Richard Ferrand lorsque le président de l'Assemblée avait été mis en examen pour «prise illégale d'intérêts». «C'est une question d'agenda : au moment où Ferrand est visé, Mélenchon l'est aussi. Maintenant, il est condamné» (pour «actes d'intimidation, rébellion et provocation»), analyse Béligh Nabli, maître de conférences en droit public et auteur de la République du soupçon. Plus besoin de dénoncer la tyrannie de l'exemplarité pour se prémunir une fois que le couperet est tombé.

«Balancier»

Au-delà du cas personnel du leader de LFI, le contexte social explique le silence d'une classe politique qui a pourtant tendance à serrer les rangs. Le mouvement contre la réforme des retraites en toile de fond rend ces pratiques plus inacceptables encore, et donc indéfendables. «Il y a un contraste entre ce qu'un certain nombre de Français considèrent comme des sacrifices qui leur sont demandés et le cas de ce retraité qui cumule et accumule, une sorte de caricature du fossé peuple-élite», résume l'historien Jean Garrigues. Entre les affaires Rugy et Delevoye, il y a aussi une différence de nature. Le premier, en posant avec des homards, a heurté, mais n'a enfreint aucune règle. D'où l'empressement de certains élus à dénoncer une dérive : qu'on édicte des règles, oui, mais que l'exigence d'exemplarité ne s'en satisfasse plus et provoque ainsi la démission d'un ministre qui n'était pas sorti du cadre réglementaire, non. «Peut-être qu'on a été trop légers, mais il faut que le mouvement de balancier se rééquilibre après avoir été trop stricts», jugeait par exemple le député LR Philippe Gosselin.

Sauf que le cas Delevoye, qui constitue a priori une violation d'une obligation déontologique constitutionnelle, tend plutôt à montrer le contraire : le système français, s'il laisse passer ce genre de pratiques potentiellement délictuelles, n'est pas à la hauteur. Si la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et son manque de moyens sont pointés du doigt, selon Béligh Nabli, «c'est le dispositif dans sa globalité qui doit interroger» : «C'est surtout une question de temps. Il y a une contradiction entre l'accélération du temps politique (un nouveau haut-commissaire a déjà été nommé) et le temps nécessaire pour vérifier et garantir l'exemplarité. C'est donc a posteriori qu'on découvre les choses.»

«Erreur»

Mais l'éclosion de ces affaires s'explique avant tout par une culture du pouvoir. Dans l'hypothèse où, comme l'affirme le Monde mais démenti par Matignon, le secrétariat général du gouvernement a bien été au courant du cumul de Delevoye, ce n'est pas le mécanisme de détection qui se serait enrayé mais la faute qui aurait été sous-estimée. «Il y a une culture de l'impunité des élites en France, qui ont le sentiment de se situer un peu au-dessus des lois. On reste assez laxistes face à ces pratiques de distance avec la règle», explique Jean Garrigues. En témoigne le discours de la majorité et de Delevoye, qui parlent «d'erreur» et plaident la «bonne foi». «Les faits ne sont pas qualifiés correctement : il ne s'agit pas d'une erreur mais d'une violation constitutionnelle susceptible d'être poursuivie, corrige Béligh Nabli. Ça atteste du décalage entre le discours sur l'impératif de moralité et la réalité de la prise de conscience. Delevoye, qui a vécu dans la culture du cumul, incarne à lui seul cette difficulté de basculer dans une autre culture politique. C'est peut-être le nouveau monde, mais il est issu de l'ancien.»