Pour le sociologue Michel Wievorka, il faut aussi lire la crise actuelle dans le contexte de la campagne de l’élection présidentielle. Et ce qu’il pressent n’incite guère à l’optimisme.
Comment analysez-vous la crise qui secoue et divise la société française depuis quelques mois ?
Je vois au moins deux niveaux de lecture : social et politique. Social, d’abord. Cette crise montre une fois de plus que notre société est fragmentée. Un jour, un ensemble d’individus se mobilisent et le lendemain, c’en sont d’autres : les gilets jaunes hier, les syndicats aujourd’hui. Parfois, les luttes se conjuguent et s’épaulent, c’est le sens des appels à des manifestations interprofessionnelles, parfois elles s’ignorent : les gilets jaunes et la mobilisation sur le climat par exemple. Voire elles s’opposent : les mêmes gilets jaunes étaient plutôt hostiles aux syndicats au temps de leur splendeur. Parfois encore, elles coïncident de façon contradictoire, comme lorsque la CFDT et la CGT ou FO défilent le même jour, la première pour peser sur le financement d’une réforme qu’elle désire, et que les secondes rejettent complètement. La société se cabre, mais par morceaux : la contestation peut être faible, comme chez les étudiants jusqu’ici, ou inexistante, comme le montre le grand silence des banlieues. Tout cela donne une société française en ébullition mais en des lieux et des moments qui dessinent un espace-temps morcelé.
Cela traduit quoi ?
Nous vivons vraiment l’extrême fin des Trente Glorieuses, et la sortie du modèle né à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, qui devait beaucoup au Conseil national de la Résistance et à la coopération du gaullisme et du communisme. Un modèle qui valorisait les entreprises publiques et où ce qui était bon pour elles l’était aussi pour leurs personnels, pour la nation tout entière et pour chacun dans la société. Un modèle d’intégration républicaine, qui se projetait avec confiance vers l’avenir : on croyait au progrès, dont les nouvelles générations devaient profiter. Ce modèle éclate, donnant à voir une société qui se désintègre, où la méfiance prospère, où l’on doute du progrès et où, du coup, les passions s’aiguisent. La violence retrouve ainsi une légitimité qui était bannie depuis quarante ans.
Pendant le conflit des gilets jaunes, oui, mais les manifestations syndicales se sont plutôt déroulées dans le calme…
Oui, mais si ce conflit continue, la violence réapparaîtra. Elle a surgi déjà face aux gilets jaunes de la part du black bloc, mais aussi des agents de l’Etat, de la police ! L’Etat, qui dispose en théorie du monopole légitime de la violence, en a usé avec excès, galvaudant du coup une partie de cette légitimité. Par ailleurs, certains disent aujourd’hui que la violence paie ! Il y a de la haine ici ou là. D’autant que certains jouent leur peau : les cheminots savent que, s’ils échouent, il leur arrivera ce que Margaret Thatcher a mis en œuvre au Royaume-Uni dans les années 80.
Faites-vous un lien entre la crise des gilets jaunes et celle que nous vivons aujourd’hui ?
Les gilets jaunes, c’était une autre face de la sortie des Trente Glorieuses. Ils ne défendaient pas un modèle en cours de déstructuration, comme FO ou la CGT, ils refusaient d’être les laissés pour compte du changement en cours.
Vous évoquiez aussi une crise politique…
L’équilibre voulu en théorie par Emmanuel Macron - mi-gauche, mi-droite - est mis sous tension. Le chef de l’Etat veut continuer à faire ce pari, là où son Premier ministre s’installe nettement sur une ligne droitière. Je ne serais d’ailleurs pas surpris qu’Edouard Philippe finisse par démissionner pour prendre la tête de la droite - réussissant là où son mentor, Alain Juppé, a échoué. Il faut donc appréhender les négociations sociales du moment avec en tête les campagnes municipale et présidentielle à venir !
Elle a déjà commencé, cette campagne présidentielle, non ?
Mais oui. Jean-Luc Mélenchon est requinqué, et pourtant son parti, LFI, s’est beaucoup affaibli. La France nourrissait deux populismes, d’extrême droite et d’extrême gauche : cette bipolarité est en train de se dissoudre. Et je crains que cette dissolution profite à Marine Le Pen et au Rassemblement national.
Pourtant Marine Le Pen n’est pas très présente dans cette crise…
N’oubliez pas qu’au sein de la CGT et de FO, un pourcentage non négligeable d’adhérents vote pour elle. Marine Le Pen voit bien dans d’autres pays que la mise en avant de thèmes sociaux réussit à des forces qui ressemblent à son parti. Plus elle parviendra à donner une tonalité sociale à ses discours - ce qu’elle était parvenue à faire pendant la crise des gilets jaunes - tout en parlant immigration, identité, islam, etc., plus elle démontrera sa capacité à marcher sur deux jambes. Ce qui me fait dire que l’évolution actuelle va dans le sens d’un renforcement du Rassemblement national.
Ce qui était plus ou moins l’objectif d’Emmanuel Macron : se présenter comme le seul rempart contre Marine Le Pen…
Parfaitement ! Cela fait un moment que le chef de l’Etat se place dans cette perspective électorale, qui implique que le choc se produira entre elle et lui. Mais c’est excessivement dangereux ! J’entends certains de ceux qui ont voté Macron en 2017 pour faire barrage à Le Pen dire qu’en 2022, on ne les y reprendra pas. Ils n’iront pas voter ! 2022 ne sera donc pas un remake de 2017.
Il y a encore moyen d’y échapper ?
Oui ! Il reste deux ans à la droite classique et à la gauche classique pour réfléchir à autre chose. Une droite pilotée par Edouard Philippe, Xavier Bertrand ou autre n’est pas nécessairement condamnée à l’échec. Il faut néanmoins être très optimiste pour croire à une reconstruction rapide de la gauche. Celle-ci a pourtant un boulevard devant elle !