Toujours le même lamento des éditorialistes libéraux, des élus de la droite ou d’une grande partie de la majorité : les Français sont conservateurs, rétifs au changement, arc-boutés sur les situations acquises. La preuve, ils refusent en majorité la réforme des retraites. Une grève longue, des manifestations imposantes, un début de blocage de l’économie : décidément, l’archaïsme domine, le statu quo devient un idéal, l’immobilisme est en marche et rien ne l’arrête.
Progrès
La classe dirigeante, qui alimente sans cesse cette lancinante déploration, néglige une question toute simple : qu’est-ce qu’une réforme ? Pendant très longtemps, réforme voulait dire progrès. On modifiait les règles, les lois, les priorités, pour améliorer le sort des gens. Une meilleure protection contre les aléas de la vie, un meilleur salaire, de nouveaux droits sociaux, une meilleure retraite, une durée de travail moins longue : tels étaient les objets du changement. A partir des années 90, quand la crise a déployé ses effets et quand le libéralisme économique est devenu la doxa dominante, le mot a changé de sens. Désormais, réforme signifie sacrifice. C’est-à-dire recul social. Salaires contenus, marché du travail libéralisé, économies budgétaires, orthodoxie financière, retraite retardée : ces mots d’ordre sont devenus la loi et les prophètes. Pour le commun des mortels, désormais, réforme veut dire recul.
Ainsi, la classe dirigeante s’étonne ingénument de rencontrer des résistances. Proposant une réforme complexe, qui fera nécessairement des gagnants et des perdants, sans qu’on sache encore très bien lesquels, elle tombe de sa chaise en constatant la méfiance suscitée par le projet. Candeur inénarrable ou bien cynisme propagandiste…
Face à cette inversion du sens, à ce détournement sémantique, les opposants se divisent en deux groupes. Les uns récusent l’ensemble du projet (la CGT, SUD, FO et quelques autres). Position logique, position respectable, qui traduit la lassitude d’une grande partie de la société devant ces changements incessants et pour elle négatifs. Mais position risquée. Elle suppose en l’espèce que le gouvernement se rende en rase campagne, alors qu’il a tout misé sur sa capacité «réformatrice». De toute évidence, on n’en prend pas le chemin, même après deux semaines de perturbations. Il y faudrait une poursuite de la grève au même niveau de mobilisation, voire son extension, quand les taux d’arrêt de travail sont plutôt à la baisse.
Les autres, les «réformistes», acceptent le principe du régime universel (la CFDT, par exemple, le propose très officiellement depuis une dizaine d’années) et négocient pied à pied ses modalités d’application, pour en faire une réforme qu’ils jugent progressiste. Pour l’instant, le désaccord persiste. Les concessions annoncées par Edouard Philippe sont insuffisantes pour convaincre ces syndicats plus modérés. Situation bloquée ? Pas sûr. Le point d’achoppement porte sur «l’âge pivot» introduit pour assurer l’équilibre du système. Il obligerait les salariés à travailler plus longtemps dès 2022 alors que les réformes précédentes ont déjà reculé l’âge de départ à la retraite : les «réformistes» n’en veulent pas, Philippe en fait un article de foi. Mais si l’on décrypte plus finement le discours gouvernemental, un scénario pourrait se dessiner : un compromis à la SNCF et à la RATP qui adoucisse la transition d’un système à l’autre et, surtout, une cote mal taillée sur la question de l’âge pivot, qui en atténuerait sérieusement les conséquences.
Cocktail de mesures
Dans les allées du pouvoir, on laisse entendre que la discussion reste ouverte. Au lieu d’un couperet instauré dès 2022, dit-on, on pourrait assurer l’équilibre par un cocktail de mesures : une légère augmentation des cotisations (quitte à faire couiner le Medef), un recours limité aux réserves accumulées dans divers fonds prévus à cet effet, une mesure d’âge modulée qui tienne compte des différences de carrières, de la pénibilité et qui préserve, par exemple, les droits des salariés qui ont commencé très tôt leur vie active.
Ainsi, chacune des parties accepterait de mordre quelque peu sur des «lignes rouges». Celles du gouvernement (les cotisations et le recours aux réserves), celles de la CFDT et des autres réformistes (la mesure d’âge). Compromis byzantin à certains égards mais compromis tout de même. Ainsi CFDT, CFTC, Unsa et autres modérés pourraient se prévaloir des concessions obtenues, laissant la CGT, FO et SUD poursuivre le mouvement sans grand espoir de succès, et le gouvernement se targuer d’avoir mené à bien sa réforme systémique. Pur scénario à ce stade. Il faut laisser passer les fêtes et juger de la mobilisation à la rentrée pour y voir plus clair.
Car il s’agirait d’un accord conclu entre le Premier ministre et les centrales les plus accommodantes. Les autres n’ont pas dit leur dernier mot et rien ne dit que la base suivra automatiquement la position des confédérations. Ceux qui prônent le tout ou rien risquent de ne rien avoir. Mais ceux qui penchent pour le compromis doivent démontrer que, pour une fois, une réforme importante n’égale pas forcément un recul social.