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Libération
Récit

Elèves sans papiers : à Saint-Ouen, les profs organisent le soutien

Après le placement en centre de rétention d’un de leurs étudiants, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, les professeurs du lycée Blanqui se sont mobilisés pour l’aider. Dans l’établissement, ces situations à répétition les forcent à réfléchir au sens de leur métier.
De nombreux professeurs se sont organisés pour venir en aide à Walid. En haut : Cécile et Sophie. En bas : Romain, Frédéric, Naïma et Sandra. (Photo Stéphane Remael)
publié le 29 décembre 2019 à 20h36
(mis à jour le 9 janvier 2020 à 15h43)

[Actualisation le 9 janvier : la justice administrative a annulé l'arrêté d'obligation de quitter le territoire de Walid]

Ce mercredi-là, Walid ne s'est pas présenté en classe. Les vacances de la Toussaint viennent de prendre fin au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), où Sandra, professeure d'économie-gestion en BTS, donne son cours d'informatique, un peu étonnée qu'une chaise reste vide. Walid est d'habitude «relativement assidu. C'est un bon élève, l'une des têtes de classe». Celui que son enseignante présente comme «l'étudiant parfait» a une excuse qui pourrait passer, dans tout autre lycée, pour fantaisiste : il a été arrêté le matin même lors d'un contrôle à la gare Saint-Lazare de Paris, par laquelle il transite pour se rendre au lycée.

Lorsque ses professeurs apprennent, le lendemain, le motif de son absence, il vient de passer sa première nuit en centre de rétention. «C'est un peu traumatisant. Vous avez un de vos meilleurs élèves qui est enfermé et susceptible d'être expulsé. Vous ne comprenez pas vraiment pourquoi», se remémore Sandra.

Rendez-vous

Venu du Maroc en 2014 à l'âge de 17 ans, l'étudiant se voit notifier lors de sa garde à vue une obligation de quitter le territoire français (OQTF). «Il est arrivé en France avec un titre de séjour à renouveler tous les ans, précise Cécile, professeure de philosophie à Blanqui et membre du Réseau Education sans frontières (RESF). Avec la dématérialisation des demandes de rendez-vous à la préfecture, ça prend des mois et des mois. Il n'a pas pu renouveler son titre de séjour à temps.» Sans date de rendez-vous, pas de récépissé. En cas de contrôle, il est alors impossible de prouver que la régularisation est en cours. «J'ai montré ma carte d'étudiant aux policiers mais ils l'ont ignorée», rapporte Walid, aujourd'hui libéré.

Aussitôt, l'équipe pédagogique (même ceux qui «ne sont pas spécialement militants», selon Cécile) se mobilise. Une cagnotte circule en salle des profs pour régler les frais d'avocat de Walid. Les professeurs de la section BTS rédigent un tract, qu'ils distribueront notamment dans les manifestations contre la réforme des retraites, et font le tour des classes pour expliquer la situation aux élèves. La proviseure adresse un courrier à la préfecture, les enseignants écrivent au rectorat. RESF les accompagne dans leur mobilisation. Certains alertent aussi leurs syndicats - de la Confédération nationale du travail (CNT) au Syndicat national des enseignements du second degré (Snes) en passant par l'Union syndicale solidaire (SUD) -, lesquels se montrent impuissants à leur indiquer la marche à suivre mais fournissent parfois un appui financier, en abondant la cagnotte, ou donnent un coup de main pour tracter.

«Autant les élèves sans papiers, c'est courant, assure Frédéric, professeur d'histoire-géographie, autant c'est la première fois que je vois un gamin placé en centre de rétention.» Si courant que, rien que cette année, l'équipe en a dénombré au moins 22. Sans compter ceux qui, craignant d'être dénoncés ou honteux de leur situation, ne se sont pas signalés. Il s'agit souvent de jeunes qui viennent en France encore mineurs et qui, une fois devenus majeurs, se retrouvent en situation irrégulière, faute d'avoir effectué leurs démarches à temps.

Contrairement aux jeunes Français dont le dix-huitième anniversaire est souvent une étape enthousiasmante, Cécile se rappelle «une élève de terminale S qui voyait venir sa majorité avec appréhension. Elle allait au lycée la boule au ventre». La professeure encourage ses élèves à prendre des captures d'écran, chaque jour, du site de prises de rendez-vous de la préfecture, pour prouver au tribunal administratif (TA) qu'il leur était impossible d'en avoir un. Il y a un mois, l'un de ses étudiants a ainsi obtenu du TA qu'il oblige le préfet à lui libérer un créneau.

Après avoir appris que Walid était retenu au Centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes (Val-de-Marne), Sophie, professeure d'économie-gestion, s'y est rendue avec un collègue. «Je voulais m'assurer qu'il n'avait pas de traces de coups, qu'il mangeait bien, explique-t-elle. Au début [de son séjour en rétention] , un jeune s'est suicidé au CRA, ça lui a fait peur.» «C'était vraiment pas facile. On ne dormait presque pas, il y avait du bruit tout le temps, des bagarres, confirme Walid. Je me suis fait voler de l'argent et de la nourriture plein de fois.»

La semaine suivante, le lycée organise une «journée morte». Dans la salle polyvalente, une réunion rassemble l'équipe, quelques parents et les délégués de classe. Les élèves, dont beaucoup ne connaissent pas leur camarade personnellement, se concertent pour relayer l'information sur les réseaux sociaux et définir le meilleur hashtag. Ils s'accordent sur #WalidReste. «Ils étaient au taquet alors qu'en général les élèves ne sont pas très politisés, ils ne sont pas prêts à bondir sur la barricade», sourit Romain, professeur d'histoire-géographie. «Ils ont vraiment vécu ça comme une injustice, en disant que ce n'était pas normal d'être emprisonné pour une question de papiers. C'est d'ailleurs ce qu'ils ont écrit sur la banderole : "Justice pour Walid"», abonde Frédéric.

«Des élèves qui sont arrêtés pour avoir roulé sans casque ou pour [des histoires de deal], ça arrive, reprend Romain. Mais que Walid soit arrêté sur le chemin du lycée, en n'ayant rien fait, ça les a beaucoup choqués.» Mariam, en terminale, confirme : «Ça nous touche. Ça doit leur peser énormément, aux étudiants étrangers, d'être dans la crainte de se faire arrêter. J'ai l'impression que les contrôles d'identité ne sont pas faits au hasard. En tout cas, ça fait plaisir de voir que les profs vous soutiennent, pas seulement en cours mais aussi en dehors du lycée.»

Devant le lycée Auguste-Blanqui, à Saint-Ouen.

Photo Julien Jaulin. Hans Lucas

«Garder espoir»

Un rassemblement est organisé devant la mairie. La presse est prévenue, les contacts politiques de tous bords - du député La France insoumise Eric Coquerel à la présidente de la région, Valérie Pécresse (ex-Les Républicains) - sont activés. Après dix jours au CRA de Vincennes, le jeune homme est libéré. «Je ne m'attendais pas à cette mobilisation. Ça m'aide à garder espoir», dit Walid, qui reste sous le coup d'une OQTF.

Dans ce lycée, les enseignants ont pris l'habitude, un peu sans y penser, juste par la force des choses, de se battre pour leurs étudiants. «On est sollicités plusieurs fois par an pour soutenir [la régularisation] d'un élève en écrivant un courrier de soutien», illustre Romain. Il y a trois ans, il leur avait aussi fallu trouver des hébergements à une dizaine d'élèves à la rue. En décembre, une collecte de vêtements et de chaussures a été organisée pour un élève sans papiers isolé.

Naïma, professeure d'économie-gestion, originaire de Franche-Comté, a été frappée en arrivant à Saint-Ouen par «les conditions de vie [des élèves]. Quand ils dorment à quatre ou cinq par chambre, ça fait un choc». «Je suis dans le lycée depuis treize ans, et on a toujours eu des élèves en situation sociale difficile, mais depuis quatre ou cinq ans, ça s'accentue, c'est le dénuement total», confirme Frédéric. Selon lui, la gentrification en cours dans le coin n'a pas de grandes conséquences sur la composition des classes, les rejetons de la population aisée contournant le lycée public en s'inscrivant dans le privé.

La précarité, la peur de se faire contrôler en allant au lycée, la paupérisation, engendrent une fatigue physique et mentale peu compatible avec une scolarité épanouie. «Quand on donne des devoirs, on imagine que l'élève a son petit bureau avec sa petite lampe où il peut travailler tranquillement, sourit Frédéric. Mais ce n'est pas le cas, donc ça change notre approche pédagogique.» L'enseignant évoque ainsi un élève sans papiers pour qui le remplacement des livres par des tablettes électroniques n'était pas un progrès : il n'avait pas accès à Internet chez lui. Cécile, elle, se rappelle une élève logée en internat mais qui, le week-end venu, se retrouvait à la rue : «Elle allait à la bibliothèque Pompidou, qui ferme tard, puis marchait dans Paris avant de prendre des bus de nuit. Et le lundi, à 8 heures, elle était de retour au lycée. On le sait qu'il y a des SDF à Paris, mais quand ce sont nos élèves, ça fait toute autre chose. C'est très concret.»

«Permis d’étudier»

Tous les professeurs s'interrogent sur le sens qu'ils peuvent donner à leur enseignement dans de telles conditions. «Au collège, j'avais des élèves en situation difficile, alors quand tu leur fais cours sur Charlemagne et que tu leur dis que c'est très important… soupire Romain. L'institution prétend que la société s'arrête aux portes du lycée, qu'on ne fait qu'y étudier, mais ce n'est pas vrai. Et encore, nous, on a une assistante sociale, dans l'établissement d'à côté ils n'en ont pas !» Pour Naïma, «le lycée doit être un cocon. Or les problèmes de société rejaillissent».

Ces enseignants ne se considèrent pas spécialement comme militants. A l'origine, ils imaginaient juste transmettre leurs connaissances, comme le dit avec humour Romain : «Moi, je pensais que j'allais enseigner l'histoire-géo. Pas que j'allais me battre à chaque réforme ou pour des situations comme celles-là. La préfecture nous vole un élève… pour une fois qu'il y en a un qui vient !» Cécile non plus n'aurait «jamais imaginé [se] battre pour [des élèves sans papiers ou à la rue].» «Le fait d'agir pour eux nous rend légitimes. Maintenant ça fait presque partie du boulot : pour enseigner, il faut qu'on ait des élèves en face», résume Frédéric.

Mardi matin, certains d'entre eux - le covoiturage a déjà été organisé - se rendront au tribunal administratif de Cergy-Pontoise (Val-d'Oise) pour soutenir Walid qui y demandera l'annulation de son OQTF. Quelle que soit l'issue, à la rentrée, les enseignants auront encore du pain sur la planche : ils travaillent en vue de demander une régularisation collective de leurs 22 élèves. «Le propos est très simple, explique Cécile. On voudrait un permis d'étudier, sans barguigner, à partir du moment où un étudiant est inscrit dans un établissement.» Inspirés par des collègues d'une école de Rennes, dont un élève avait été expulsé, ils ont d'ores et déjà déclaré, par une motion votée en conseil d'administration, leur établissement «zone d'éducation protégée».