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reportage

Grand Paris Express : «Libé» prend le pouls du tunnel

Mis en service dans les dix prochaines années, le nouveau métro francilien fait son trou dans les sous-sols de la région. Des pilotes de tunneliers racontent leur quotidien à 30 mètres sous terre.
Stéphane Laurain (à gauche) et Nicolas Leroy, pilotes du tunnelier Aby, le 17 décembre. (Photo Rémy Artiges)
publié le 7 janvier 2020 à 19h46

D'abord, expliquer. Un tunnelier est une foreuse géante qui creuse la terre devant elle et construit le tunnel derrière. L'engin mesure 100 mètres de long, pousse devant lui une «roue de coupe» de 10 mètres de diamètre. La roue tourne, gratte, creuse, excave. Les gravats sont expédiés vers l'arrière. La progression est de 10 à 15 mètres par jour. Jusque-là, facile à comprendre. Plus complexe à imaginer : tandis qu'il creuse, le tunnelier bâtit aussi le tunnel. La machine dépose derrière elle des anneaux de béton, les «voussoirs». La magie du tunnelier tient dans cette façon de faire deux choses à la fois.

Quinze de ces engins grattent actuellement le sous-sol francilien pour réaliser les 205 kilomètres du métro Grand Paris Express. Ils seront 21 l’an prochain. Les galeries déjà réalisées semblent n’attendre plus que les rails. Sur l’un des nombreux clichés pris par les entreprises de génie civil à la manœuvre, on voit un ouvrier parcourir, à vélo, une harmonieuse courbe tout juste terminée dans une ambiance de béton clair. Poésie des travaux publics.

Ce jour de la fin décembre, à plus de 30 mètres sous la surface, avec quelques trouées de ciel dans la lumière grise, nous sommes au point bas de la future gare des Ardoines, ligne 15 sud, Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Au sol, l’eau de la pluie qui ruisselle du haut. Sur les murs, la teinte sombre de ce béton de structure. Enfin, à droite au fond, la roue de coupe du tunnelier, couverte de boue séchée grisâtre. Devant elle, seules notes de couleur, les pilotes du tunnelier Stéphane Laurain et Nicolas Leroy posant pour la photo, en tenue de sécurité orange Bouygues.

Dérouler les rallonges

La première fois que l’on avait vu un tunnelier, c’était dans la cour de l’usine Herrenknecht, à Schwanau, dans le Bade-Wurtemberg. Herrenknecht est leader mondial du secteur et équipementier de 90 % des chantiers du Grand Paris Express. La roue de coupe était encore bleu vif, les patrons de cette entreprise familiale, dont Martin Herrenknecht, posaient devant le monstre, casque de chantier vert sur la tête, on visitait les morceaux de ce long tube dans la peau d’un Playmobil. Quelque part vers le milieu de l’engin, le poste de pilotage ; et pas trop loin, le caisson de survie, vingt-quatre heures d’autonomie pour l’équipe de bord en cas de problème. Un tunnelier ne se conduit pas à vue : dans le poste de pilotage, l’œil du pilote est davantage rivé à des écrans qu’à ce qu’il a devant lui. Avec le caisson de survie, venait à l’idée que le tunnelier était le dernier engin dont Hollywood n’avait pas encore fait un film catastrophe.

Le tunnelier Aby, à la future gare Les Ardoines, à Vitry-sur-Seine.

Comment devient-on pilote de tunnelier ? Stéphane Laurain, 47 ans, et Nicolas Leroy, 30 ans, travaillent pour le groupement Horizon, alliance de Bouygues travaux publics, Solétanche Bachy tunnels, Bessac et Sade. Stéphane Laurain est pilote de tunnelier «depuis mai». Et avant ? «J'étais grutier. Pendant vingt-trois ans.» Du très haut vers le très bas. Nicolas Leroy, lui, fait ce métier depuis six ans, et les deux le trouvent «passionnant».

Les explications techniques décrivent souvent le tunnelier comme une locomotive à laquelle on accrocherait des wagons : derrière la roue de coupe, le bouclier, puis la jupe, puis le «train suiveur» où sont récoltés les gravats et d'où sont posés les voussoirs. Toutefois, quand on évoque les équipes, c'est plutôt l'image du bateau qui arrive. «Il y a une dizaine de personnes dans le tunnelier», explique Stéphane Laurain. Le capitaine, c'est le «chef de poste, c'est lui qui drive». Viennent ensuite le pilote et huit autres personnes pour assurer une chaîne dans laquelle un élément de voussoir est prélevé du stock puis posé, tandis que les mécaniciens veillent au fonctionnement de l'ensemble et que deux autres ouvriers sont responsables des «servitudes», autrement dit des branchements qu'il faut prolonger au fur et à mesure que l'engin avance. En somme, on déroule les rallonges.

Concrètement, le pilote est debout dans une cabine de 4 à 5 m². Beaucoup de bruit derrière cette perceuse géante ? «C'est isolé», dit Stéphane Laurain. On voit quoi sur les écrans ? «Beaucoup de menus et de sous-menus, répond Nicolas Leroy. On doit surveiller les pressions. On exerce une force sur le terrain pour excaver sans risque». A quelle vitesse ? «25 millimètres par minute. On peut aller plus vite si le terrain le permet, précise Stéphane Laurain. Mais on ne peut pas dépasser les paramètres. Si le terrain est trop dur, la coupe change, les molettes chauffent, il y a des frictions.» Comment sait-on quand c'est trop dur ? «On a des retours avec des indicateurs de vitesse, de résistance. Et puis on voit les matériaux excavés, ça donne une idée.»

«On sait où on va»

A ce moment de la description, nous revient en tête une phrase de Thierry Dallard, président du directoire de la Société du Grand Paris (SGP) chargée de mener à bien ce chantier qui doit s'achever en 2030. Auditionné par les députés sur les risques de dérive en temps et en argent comme ceux observés lors du tunnel sous la Manche, il avait évoqué les tréfonds en craie bleue alors percés : «La géologie du tunnel sous la Manche, c'était du gâteau. S'il y avait ça sous l'Ile-de-France…» Dans les sols franciliens, il y a de tout : du sable et des galets, des roches dures, des argiles, des nappes phréatiques. Quand le terrain change, le pilote doit s'adapter. A quelle vitesse décide-t-on ? «Pas à chaque mètre, sourit Stéphane Laurain. On a des sondages géologiques avec un forage tous les 700 mètres. On sait où on va.»

Vue de la station, située sur la ligne 15 du Grand Paris Express.

Il faut quand même se concentrer : «On essaie d'éviter d'avoir du monde en cabine quand on pilote. Sur un tunnelier, on n'a pas trop de marge d'erreur.» Les services durent huit heures, avec trente minutes d'arrêt lors de la pose des voussoirs. La machine fonctionne 24 heures sur 24, le plus souvent 6 jours sur 7 avec maintenance le dimanche. Pour les entreprises de travaux publics, l'achat d'un tunnelier n'est pas aussi banal que celui d'une pelleteuse. La tradition veut que l'engin soit baptisé, toujours avec un nom féminin. «Par ce geste, qui répond à une coutume de la corporation des mines à laquelle ouvriers et compagnons sont très attachés, le tunnelier est placé sous la protection symbolique d'une marraine», lit-on sur le site de la SGP.

Gigot-bitume

Telle les anciennes compagnies minières, la Société du Grand Paris a repris la tradition et l’a amplifiée. Les prénoms sont choisis par les élèves des écoles locales plus ou moins téléguidés par les adultes, en hommage à une personnalité remarquable. Cela va de célébrités planétaires comme Ellen (MacArthur, navigatrice), Malala (Yousafzai, Nobel de la Paix 2014), ou Amandine (Henry, capitaine de l’équipe de France féminine de football), à des gloires plus locales comme Valérie (Fratellini, directrice pédagogique de l’académie du cirque de Saint-Denis), Aby (Gaye, basketteuse française née à Vitry-sur-Seine). Sans oublier Armelle (Martin, policière municipale) choisie par les écoliers d’Aulnay-sous-Bois, à la grande joie du maire, Bruno Beschizza, ancien syndicaliste policier. Stéphane Laurain et Nicolas Leroy pilotent Aby.

Le tunnelier creuse bien en dessous du niveau d’un métro, à 25 ou 30 mètres, ce qui est supposé rendre les chantiers moins pénibles. Il faut néanmoins le faire descendre à partir du sol, construire des gares, des interconnexions et d’innombrables puits de visite. En ce moment, 300 emprises de chantiers. C’est peu dire que les riverains en bavent.

Aussi, à chaque baptême de tunnelier, la SGP organise-t-elle une méga fête. Son directeur artistique, José-Manuel Gonçalves, par ailleurs patron du centre culturel Centquatre, se charge d'organiser le programme de ces fiestas baptisées KM 1, 2, 3 et ainsi de suite jusqu'au KM 8 qui aura lieu le 1er février à Villejuif. On mange un gigot-bitume (1), vieille tradition du bâtiment, il y a des performances d'artistes, le tunnelier est le héros du jour et le chantier continue pendant ce temps-là. Gratuit et ouvert à tous, évidemment.

Un tunnelier se monte, se démonte et se réutilise. Le 31 octobre, Steffie-Orbival, le premier d'entre eux, atteignait Villiers-sur-Marne après avoir creusé 2 183 mètres sur la ligne 15. Il sera remonté au Bourget pour aller jusqu'au Triangle de Gonesse sur la 16. En choisissant Steffie, Alliance, le groupement emmené par l'entreprise Demathieu Bard, lui avait donné le prénom d'une pilote de «foreuse de parois moulées». Une tunnelière, enfin.

(1) Emballé dans moult couches d'aluminium et plongé dans un bitume à 85°, le gigot cuit à l'étouffée : un délice.