L'espace de quelques secondes, Sylvie s'interrompt, comme pour faire les comptes dans sa tête : «Parmi mes collègues, je suis la seule à faire grève. Bien sûr, personne ne s'est déclaré en faveur de la réforme des retraites. Mais il y a tous ceux qui n'abordent même pas le sujet. Et puis les gens opposés au projet du gouvernement mais qui ne feront pas grève parce qu'ils ne sont pas prêts à perdre une journée de salaire.» «Pessimiste» quant à l'avenir du mouvement social, cette fonctionnaire du ministère des Finances s'interroge : «Je me demande ce qui manque…» Car les chiffres sont là : une majorité de Français s'opposent toujours au projet gouvernemental. «Pourtant, il n'y en a pas six sur dix dans la rue», tacle la quinquagénaire. Et de citer «l'individualisme qui pousse chacun à espérer échapper aux effets de la réforme» ou à «compter sur les autres professions pour se battre».
Ces interrogations, Sylvie n'est pas la seule à en faire part, parmi ceux qui ont défilé jeudi dans les rues de Paris, sous un ciel gris et bas, pour la quatrième journée d'action interprofessionnelle et nationale. Sur la place de la République, point de départ du cortège, Christophe constate, amer, les faibles effectifs du secteur privé (lire ci-contre). «Historiquement, ils ne se sont jamais beaucoup mobilisés», glisse l'homme de 45 ans, dont vingt-sept passés au service de maintenance de la RATP, et huit jours de grève perlée au compteur depuis décembre. «Il y a du fatalisme, de l'attentisme, de la passivité dans ce pays. Cela fait un an que les gilets jaunes sont dans la rue. Qu'est-ce qu'ils ont gagné, si ce n'est le droit d'être blessés ?» A la retraite dans dix mois, Thierry, salarié EDF à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (Aube), a tenu à venir défiler. Dans son secteur, il assure que les prestataires du secteur privé «soutiennent le mouvement», mais «avec des salaires de 1 200 balles et un taux de chômage de 10%, c'est pas facile de se mettre en grève, la variable d'ajustement est là». Quelques salariés de PSA Poissy sont venus garnir les rangs de la manifestation. Pour Jean, conducteur d'installation dans l'entreprise automobile, «la convergence doit venir des travailleurs». «Mais c'est difficile quand on est dans le privé, concède-t-il. Le patron peut mal le voir.» Une collègue, syndiquée CGT, en convient, «vu la complexité de la réforme, la prise de conscience a été tardive». «Mais maintenant, assure-t-elle, tout le monde a compris.»
Pas de défaitisme
Technicienne chez Renault, Annabelle soupire : «C'est pas simple de convaincre chez nous. Les gens savent pourtant que la réforme est mauvaise, mais il faut encore s'inscrire dans la durée et ramener ceux qui n'osent pas venir.» Pour autant, pas de défaitisme chez elle : «Si je pensais que ce n'est pas possible de faire plier le gouvernement, je serais chez moi, à m'occuper de mes enfants.» Olivier Lavielle, porte-parole du syndicat des navigants du groupe Air France (SNGAF) qui a appelé à manifester malgré les concessions que les pilotes ont obtenues du gouvernement, croit encore à l'idéal d'une convergence. Il prévient : «Ou le gouvernement entend le message ou c'est une grève générale qui l'attend. Nous sommes en pourparlers avec les stewards, avec le pétrolier, les contrôleurs aériens pour une grève générale bientôt. Nous avons les clés pour bloquer le ciel français.»
Même dans la fonction publique, mobiliser dans la durée s'avère délicat. Notamment à l'hôpital. «Nos collègues grévistes sont assignés dans les services, c'est une forme de service minimum qui complique la tâche pour ancrer le mouvement», remarque Olivier, aide-soignant à l'hôpital Broca, dans le XIIIe arrondissement. Les petits salaires des infirmiers ou des aides-soignants les poussent à habiter en grande banlieue, loin de leur lieu de travail, ce qui complique encore leur implication dans la lutte. Nicolas (1), fonctionnaire au ministère de l'Intérieur, milite pour que les grévistes «dépassent les corporatismes» : «Par exemple que les contractuels de la fonction publique se mettent en grève eux aussi ou que les syndicats de police cessent de se vendre à la première offre venue», référence aux négociations express de décembre et aux promesses du gouvernement de préserver les spécificités du régime de retraite des policiers.
«C’est trop difficile»
Les interrogations sont aussi nombreuses dans l'Education nationale. Directrice d'une école maternelle dans les Yvelines, Caroline est venue avec sa pancarte et ses copines instits : «On commence à fatiguer mais bon, on est là.» Mercredi, elles ont promis aux parents d'élèves que ce serait la dernière grève. «C'est compliqué vis-à-vis d'eux. On les met en difficulté, ils ne peuvent pas aller travailler.» Bien sûr, dit l'une des amies, «pour que le gouvernement nous respecte, il faudrait qu'on soit en grève tous les jours, mais c'est trop difficile. Peut-être qu'on est trop gentils. Certainement même». Un prof du collège Colette-Besson, dans le XXe arrondissement, soupire : «On a le sentiment que Macron s'amuse à nous envoyer en balade. Depuis deux ans, c'est à chaque fois la même chose : on marche et il s'en moque.» Il se redonne espoir avec les assemblées interprofessionnelles, où les grévistes font mouliner la machine à idées. «Il faudrait peut-être instaurer des piquets de grève à l'entrée des collèges. Ou bien organiser des opérations conjointes avec les parents», suggère-t-il.
Jérémie, 41 ans, se balade boulevard Magenta avec sa caisse de grève pour les conducteurs RATP du dépôt Flandre, à Pantin (Seine-Saint-Denis). Ce professeur d'arts plastiques a tissé des liens avec eux depuis le 5 décembre. Partisan de la grève reconductible, il a cessé le travail depuis mardi jusqu'à la fin de la semaine, au moins. «J'essaie de convaincre mes collègues de faire pareil, explique-t-il. On va aussi organiser davantage d'actions locales pour rendre notre combat visible à la population. Si on veut que les gens aient confiance dans notre capacité à faire reculer le gouvernement, il faut qu'on fasse des démonstrations de force.» Emma, prof d'anglais à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) est difficile à louper. Elle agite sa caisse de grève comme des maracas et crie à tue-tête. En grève reconductible depuis le 5 décembre, elle regrette que les syndicats enseignants n'appellent pas à un mouvement continu. «Mais en fait, on s'en balance d'eux. Ce mouvement, c'est le nôtre. On se coordonne entre nous, à la base, et ça s'étend plus vite qu'on ne le pense.» Même tonalité chez Sylvie, la fonctionnaire des finances publiques : «La base ne se sent pas assez soutenue par les centrales syndicales.» Face à un gouvernement qui joue - de l'avis général - le «pourrissement», les manifestants en ont conscience, la lutte sera encore longue. «Mais si les gens descendent massivement dans la rue, j'ose espérer qu'on finira par les écouter», dit Nicolas. Pour lui, la manifestation est un premier «moyen de peser, car elle permet une convergence populaire. Mais le blocage des raffineries peut aussi avoir un impact important.»
«Blocage généralisé»
Les étudiants constituent aussi une réserve sur laquelle bien des mobilisés comptent pour grossir les rangs des défilés. En première année à la fac de Jussieu, dans le Ve arrondissement parisien, l'une d'entre eux évalue à «une centaine» le nombre de camarades «venus de plusieurs universités, souvent avec le personnel». Tout en reconnaissant qu'il est «difficile de mobiliser davantage car la question du moment est plutôt celle des examens». Sinon, certifie-t-elle, «nous serions beaucoup plus nombreux dans la rue». Même optimisme chez un employé de GRDF qui veut croire que la mobilisation va repartir : «Elle est même en train de s'intensifier grâce aux cadres. Ils sont encore peu nombreux mais ils commencent à nous rejoindre dans le mouvement, sous la forme d'arrêts maladie. Ils vont pouvoir nous relayer pendant qu'on recharge les batteries.»
Après cinq semaines de grève et de manifestations, une employée de Michelin à Troyes (Aube) s'interroge sur les suites à donner au mouvement : «J'ai été gilet jaune, je le suis encore, même si je ne porte plus le gilet car on est devenu des cibles pour les forces de l'ordre. Depuis un an, nous avons pris conscience de notre nombre, de notre force. […] Mais nous avons perdu dans nos combats. Ce qui se passe avec les grèves plus classiques aujourd'hui risque de se finir dans la même impasse.» Elle pense que «les manifestations ne servent plus à grand-chose» : «Je perds une cinquantaine d'euros par manif, entre l'essence, le péage, le parking, plus la journée non travaillée. Nous commençons à accuser le coup financièrement. Du reste, je ne suis pas sûre qu'il faille empêcher les gens d'aller bosser en bloquant les trains et le métro. Je rêve d'un blocage généralisé, avec l'aide des routiers, et de coupures d'électricité dans les endroits où il faut.»
Sous le ballon de la CGT RATP, Rémi, Pascal et Rachid sont à l'arrêt. Ils en sont à leur troisième manif et à leur dixième jour de grève. Ils redoutent un durcissement de la contestation face à l'impassibilité du gouvernement : «On l'a vu l'année dernière avec les gilets jaunes, quand tu casses, tu obtiens des choses, même petites. On ne voudrait pas en arriver là.» Saphia, infirmière scolaire, formule la même analyse : «On dépense tant de temps et d'énergie, mais on a un mur devant nous. Certains vont finir par en avoir assez.»
(1) Le prénom a été modifié.