Ils étaient là, ce jeudi. Certains avec la voix un peu éraillée à force de crier, d’autres toujours motivés mais légèrement fatigués nerveusement à force de devoir tenir. Tous sont circonspects pour la suite. Que faudrait-il aujourd’hui pour que le gouvernement cède pour de bon ? Que manque-t-il dans l’échiquier actuel pour que le mouvement social l’emporte ? Réponses, en ordre dispersé.
«Il faut un monde massif dans la rue»
Elodie, professeur de français dans les Hauts-de-Seine, avec une sa pancarte à la main sur laquelle il est écrit «Les profs savent quand même compter, même les profs de français. Signé : les débiles».
«Quoi qu’il en dise, le gouvernement a peur de la rue. J’en suis convaincue. J’ai passé une partie des vacances de Noël à tracter pour convaincre les gens de venir manifester. J’ai envoyé encore ce jeudi matin un mail aux collègues avec les simulateurs de calcul de retraite, pour qu’ils prennent conscience. Certains répondent que financièrement, ils ne peuvent pas s’arrêter de travailler. J’essaie de les convaincre en leur disant qu’il y a les caisses de grève. Mais samedi prochain, plus d’excuse, il faut un monde massif dans la rue. Tous ceux qui ne travaillent pas samedi doivent être dans les cortèges. C’est le seul moyen d’obliger le gouvernement à reculer. Ça marchera, j’en suis certaine.»
«Il faudrait qu’on dépasse les corporatismes»
Nicolas, 32 ans, fonctionnaire au ministère de l'Intérieur.
«J’ai participé à la première journée de grève le 5 décembre et j’ai décidé de revenir aujourd’hui parce que je pense qu’on est à un tournant du mouvement. Et aussi parce que j’ai pris comme un affront les vœux de Macron le 31 décembre. Il n’a fait aucune concession et il est resté droit dans ses bottes, alors même que lors de sa campagne, il s’était présenté comme un partisan du dialogue social, avec une nouvelle manière de faire. Si les gens descendent massivement dans la rue, j’ose espérer que le gouvernement finira par les écouter. Pour cela, il faudrait qu’on dépasse les corporatismes, par exemple que les contractuels de la fonction publique se mettent en grève eux aussi, que les syndicats de police cessent de se vendre à la première offre venue. La manifestation est un des moyens de peser, car elle permet une convergence populaire. Le blocage des raffineries peut également avoir un impact important. Mais c’est difficile d’élargir la mobilisation parce que souvent, les gens sont déjà à genoux financièrement. Dans le privé, le discours antifonctionnaires rabâché depuis plusieurs années finit par fonctionner. Pour certains salariés du privé, la réforme est vue comme un "rattrapage", même si en réalité il s’agit d’un alignement à la baisse.»
«Des coupures d’électricité»
Une employée de Michelin à Troyes.
«Les manifestations ne servent plus à grand-chose. J’ai été gilet jaune, je le suis encore même si je ne porte plus le gilet (on est devenu des cibles pour les forces de l’ordre). Nous avons pris conscience du fonctionnement démocratique du pays, de notre nombre, de notre force. Tout cela est énorme. Mais nous avons perdu nos combats. Ce qui se passe avec les grèves plus classiques aujourd’hui risque de se finir dans la même impasse. Je perds une cinquantaine d’euros par manif, entre l’essence, le péage, le parking, plus la journée non travaillée. Nous commençons à accuser le coup financièrement. Du reste, je ne suis pas sûre qu’il faille empêcher les gens d’aller bosser en bloquant aussi longtemps les trains et le métro. Je rêve d’un blocage généralisé, avec l’aide des routiers, et de coupures d’électricité dans les endroits où il faut.»
«Un jour, sans plus aucune école qui ne fonctionne»
Aurélie, prof de français, 43 ans.
«C’est très simple. Il suffirait d’une journée avec une vraie grève générale pour que le gouvernement plie. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Si les gens pouvaient ouvrir les yeux et le comprendre… Dans l’éducation, on est trop peu à être en grève reconductible. Alors on va dire que c’est pas dans la culture, peut-être, mais c’est débile. Si tout le monde jouait le jeu un seul jour, ça suffirait. Vous imaginez si plus aucune école ne fonctionne ? Là, le gouvernement reculerait. On passe des heures à convaincre les collègues, à faire le tour aussi des entreprises privées près de chez nous pour leur expliquer, les rallier à la grève. On se relaie aussi vers 5 heures du matin pour être dans les piquets de grève des dépôts de la RATP et des cheminots. C’est crevant mais c’est sympa. Surtout, ça fait du bien de voir qu’on n’est pas seul, qu’on est nombreux à partager les mêmes galères dans des professions différentes.»
«Arriver à tous se mettre d’accord en même temps»
Un retraité, 61 ans, perché sur un rebord de fenêtre, rue de Châteaudun.
«Je suis retraité RATP depuis trois ans. Je guette mes anciens collègues. J’ai regardé passer tout le cortège. Il y a du monde, je trouve, vraiment. Mais bon, il manque quelque chose. Je ne sais pas comment dire. Je veux pas juger, c’est trop facile quand on ne travaille plus, mais quand même, je m’interroge. Il y a quelque chose de différent par rapport à 1995. On était plus regroupés. Depuis tout à l’heure, je regarde le cortège, je vois plein de personnes marcher côte à côte, mais seuls. C’est aussi parce que les syndicats ont perdu du pouvoir, ils ne rassemblent plus comme avant. Peut-être est-ce pour ça ? Je sais pas. Il y a énormément de monde aujourd’hui, mais ça ne se voit pas. Deux rues plus loin, la vie est normale. Les bus circulent, les magasins sont ouverts… C’est comme si le cortège était invisible. Comme si les gens ne voulaient pas se mouiller alors qu’ils sont tous concernés. Si seulement ils arrivaient à tous se mettre d’accord en même temps.»