En septembre 1983, dans le ciel de la Beauce retentit le coup de tonnerre de Dreux (Eure-et-Loir). Pour la première fois, à l'occasion d'une élection municipale partielle, des frontistes se font élire sur une liste d'union avec le RPR de l'époque et intègrent l'équipe municipale. Jean-Pierre Stirbois, secrétaire général du FN et idéologue du parti, devient alors premier adjoint en charge de la sécurité. La droite gaulliste s'allie avec le parti des derniers représentants de l'Algérie française, le tout avec la bénédiction de l'UDF pour empêcher une victoire locale de ceux qu'ils appellent les «socialo-communistes», deux ans après l'arrivée de François Mitterrand à l'Elysée.
Pour l'Alain Juppé de l'époque, «un gouvernement qui accepte en son sein des ministres communistes, solidaires d'une dictature qui asservit les peuples, n'a de leçon de morale à donner à personne. Seul l'échec de la coalition socialo-communiste peut permettre d'apaiser les passions et d'engager le redressement national». Pour la première fois, même s'il se retrouve en deuxième ligne, le parti de Jean-Marie Le Pen réalise sa percée et intègre un exécutif local. L'humoriste Dieudonné, qui possède une propriété près de cette ville, brandit alors l'étendard de la lutte antifasciste. L'ancien trotskiste Jean-Christophe Cambadélis, désormais étiqueté socialiste, théorise sa doctrine du «cordon sanitaire» visant à bannir toute alliance droite classique/extrême droite.
De courts mandats municipaux
Ce coup de tonnerre va rester sans réplique jusqu'en 1995. Trois villes vont alors tomber entre les mains du Front national : Toulon, avec Jean-Marie Le Chevallier ; Marignane (Bouches-du-Rhône), avec Daniel Simonpieri ; et enfin Orange (Vaucluse), avec Jacques Bompard. Trois maires élus à la faveur de triangulaires. Pour parfaire le tableau, le parti lepéniste décroche en 1997 la mairie de Vitrolles (Bouches-du-Rhône) avec Catherine Mégret – son mari Bruno Mégret, numéro deux du FN, ayant été déclaré inéligible pour non-respect des règles de financement de campagne. Le couple va faire de cette ville-dortoir de la banlieue marseillaise un laboratoire des thèses frontistes. Ils rebaptisent la ville «Vitrolles-en-Provence» pour lui donner une identité enracinée et font murer l'entrée de la salle du café-concert le Sous-marin, devenue un des symboles de la lutte contre les époux Mégret et à laquelle ils ont supprimé les subventions municipales. Ils rebaptisent l'une des avenues de leur ville Jean-Pierre Stirbois. Illustration de la «préférence nationale» défendue par le parti de Jean-Marie Le Pen, ils mettent en place une prime de naissance d'un montant de 5 000 francs réservée aux familles de la commune dont un parent au moins est français. La mesure vaudra à Catherine Mégret d'être condamnée à deux ans d'inéligibilité pour discrimination et incitation à la discrimination. De son côté, à Orange, Jacques Bompard lance la chasse aux ouvrages «mal pensants» de la médiathèque municipale, qui se voit obligée de s'abonner aux publications d'extrême droite comme les journaux Présent et Rivarol.
Les expériences municipales frontistes ne connaîtront pas une grande longévité. Miné par des divisions au sein de sa majorité, Jean-Marie Le Chevallier ne fera qu'un mandat à Toulon. Tout comme Catherine Mégret à Vitrolles. A Marignane, Daniel Simonpieri obtient sa réélection en 2001 avec plus de 62% des voix avant d'être battu en 2008. «Les Mégret n'étaient pas très présents sur la ville. Et Bruno Mégret s'est servi de Vitrolles comme d'un tremplin pour ses ambitions personnelles à la fois nationales et au sein du mouvement», raconte le député RN Bruno Bilde, pour qui «le bilan de la gestion frontiste n'a pas été aussi catastrophique que l'on veut bien le dire. Il faut nuancer selon les villes. Le Chevallier a pris Toulon alors que la ville était quasiment en faillite» et l'aurait, à ses yeux, remise à flots.
Deux stratégies Le Pen opposées
Seule exception mais de taille : Jacques Bompard, qui, à Orange, a enquillé mandat sur mandat, briguant aujourd'hui son quatrième. «La méthode Bompard est simple : un administré se plaint d'un trou dans le dortoir, il reçoit une lettre pour lui dire que sa récrimination est prise en compte, puis une seconde pour lui annoncer le début des travaux, et enfin une troisième pour lui dire qu'ils sont terminés et lui demander s'il est satisfait», explique un de ses anciens conseillers. Après un début de mandat marqué par une vision idéologique de la gestion municipale, Jacques Bompard a très vite mâtiné ses mandats de décisions moins clivantes, plaidant «le bon sens». Il quittera d'ailleurs le FN pour fonder la Ligue du Sud.
«Je n'ai pas fait que boucher les trous. Je me suis engagé au service de mes concitoyens et du bien commun. Mes adversaires, eux, parlent de tout sauf de la cité», estime le maire sortant qui explique sa longévité par le fait de «n'avoir pas mis d'eau dans [s]on vin». «Je n'ai pas trahi mes idées. Je défends toujours les mêmes fondamentaux mais avec souplesse et intelligence. Je crois que les gens me savent gré de ne pas avoir changé d'idées», ajoute l'édile qui, entre-temps, a cumulé pendant cinq ans son mandat local avec un siège de député. Brouillé de longue date avec le FN et Jean-Marie Le Pen, Jacques Bompard se retrouvera en mars avec une liste RN face à lui. A l'extrême droite, les rancœurs sont tenaces et sautent les générations.
Autre exception : Marie-Christine Bignon, élue maire de Chaufailles, une petite commune de Saône-et-Loire, en 2001 sous l’étiquette FN. Elle avait quitté le parti pour le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers en 2006 et s’est présentée aux municipales de 2008 et 2014 sous la dénomination «divers droite», alors que sa victoire de 2001 marquait pourtant l’émergence d’un lepénisme rural qui allait permettre à Jean-Marie Le Pen d’accéder au second tour de la présidentielle en 2002.
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En réalité, à la différence de sa fille, le président du FN n'a jamais vraiment voulu jouer la carte de l'implantation locale. Pour plusieurs raisons. D'abord, à ses yeux, il n'existe qu'une élection, mère de toutes les batailles, la présidentielle, derrière laquelle tout doit s'effacer. Ensuite, il considère que le FN a tout à perdre dans la gestion municipale. A commencer par son âme. «Dans un conseil municipal, il faut rechercher le compromis. On risque de se perdre», confiait-il il y a quelques années en entretien avec Libération. Enfin, il craignait que les maires ne finissent par former un Etat dans l'Etat au sein du FN, avec des barons prêts à lui disputer son pouvoir absolu dans le parti. Une crainte que, visiblement, Marine Le Pen ne nourrit pas. La présidente du désormais Rassemblement national (RN) a bien compris que la conquête de l'Elysée passait par des élus prêts à relayer les paroles de leur candidate sur le terrain.