Eric Gallien tapote des machines dans son laboratoire. Toc, toc, toc. «Vous entendez du bruit, vous ?» Tic, tic, tic. On ne sait pas trop. Il ironise : «Il faut bien faire la différence entre ce qui est acoustique et vibratoire.» Le boulanger, un peu trapu, s'agite dans la chaleur et fulmine contre des huissiers, des experts et des décibels qui, balancés comme ça, n'évoquent pas grand-chose à qui n'a pas un pied dans son bourbier. Il mime comme il peut les temps anciens et les bruits, désormais disparus, que les oreilles de Langres, dans la Haute-Marne, avaient apprivoisés. Le cordonnier qui s'acharnait sur une chaussure juste à côté et l'auberge en face, où les gens faisaient la bringue jusqu'à pas d'heure. «C'était comme ça.»
Tous ses récits, même les plus romantiques, se terminent sans exception par la facture telle qu’il l’a calculée : 125 000 euros, peut-être 150 000, à débourser, entre le chantier, le manque à gagner pendant la durée des grandes manœuvres et les dommages et intérêts à verser au couple de plaignants. Cet hiver, les C., ses voisins, ont gagné la bataille commencée en 2012 : son four à pain fait trop de boucan et des travaux sont obligatoires. A partir du 28 janvier, Eric Gallien devra verser 100 euros par jour au couple tant qu’il ne se sera pas conformé aux décisions de la justice. Il veut fermer boutique, invoquant une trinité imparable : le dépit, le manque de moyens et l’usure. A 58 ans, la retraite n’est pas si loin et la fatalité le rend définitif : l’artisan des territoires reculés est une espèce menacée mais pas protégée. Il annonce qu’il n’ira pas jusqu’au printemps, à moins d’un grand miracle. Quinze employés sont concernés. A Langres, ça fait beaucoup, martèlent des habitants. Leur ville est déjà en déclin démographique, pourquoi lui ôter ce qui semblait destiné à rester pour toujours ?
«Peut-être qu’ils se sont dit qu’on n’était plus copains»
En décembre, ce litige d’ordre privé est devenu une affaire nationale et un conte d’actualité - tout fout le camp dans le terroir -, pile pendant les fêtes. Tripotée de dépêches dans les grands médias après la mobilisation de clients, et engouement soudain pour ce qu’on planque d’ordinaire sous le tapis : la routine et toutes les nuances d’asphyxie loin de Paris. Les réseaux sociaux se sont chargés de tout entremêler et polir à l’extrême ce qui chatouille les cordes sensibles. La symbolique : un commerçant, ouvert depuis 1963 au même endroit, est contraint de lâcher prise dans un bout de France rurale qui morfle déjà bien assez. La compassion : la justice tond un bosseur qui sue six jours sur sept, mais laisse paisibles les grands pontes du CAC 40, les dealers et autres marlous. La religion : le pain est sacré. La nostalgie : jadis, les snobs n’emmerdaient pas la ruralité et ne cherchaient pas à la réformer. Alors les coqs pouvaient chanter et les ânes hennir sans la menace du code civil brandi par des bourgeois procéduriers.
Eric Gallien dit que les C., arrivés en 2009, et lui étaient plutôt copains. «On a bu le champagne ensemble.» En 2011, l'artisan change l'un de ses fours et sa chaudière. Les C. expliquent que, depuis, leur sommeil est partiellement foutu parce que la nouvelle bécane est plus puissante que son ancêtre. Entre deux exégèses de devis, le boulanger glisse une hypothèse : «Je ne sais pas… On a refusé deux fois de prendre l'apéro avec eux, à l'époque. Peut-être qu'ils l'ont mal pris, qu'ils se sont dit qu'on n'était plus copains… Je ne sais pas.» Huit ans, c'est long, et les abcès pourrissent : Gallien accuse l'époux C. de l'avoir bousculé et montre, en se touchant l'épaule, comment son malinois a mordu ce même bonhomme. «C'est triste, oui.»
Pour justifier sa décision, l’artisan invoque une trinité imparable : le dépit, le manque de moyens et l’usure.
Photo Claire Jachymiak. Hans Lucas pour Libération
La famille Gallien a refusé la cagnotte mise en ligne dans la foulée de la médiatisation. Sur la page Facebook de soutien à leur boulangerie, elle explique que les clients ne sont pas sommés de payer. Et que la haine et ses dérivés ne résoudront rien. «Même s'il fait chaud au cœur, votre soutien prend des proportions qui nous dépassent totalement.» Mme C. possède un pressing dans une commune voisine. Sur Internet, des quidams de Langres et d'ailleurs appellent très fort à son boycott. Sur place, certains la regardent de travers, la toisent, l'insultent. Me Florent Soulard, avocat des C., lesquels ne souhaitent pas s'exprimer : «Attendez, on ne parle pas d'un petit boulanger comme c'est écrit partout ! C'est une usine, et lui un chef d'entreprise. Il y a quinze employés au total !» Et d'ajouter : «Les C. sont terrorisés.»
Au vrai, Langres, sur la route de Troyes, Nancy et Dijon, n’a pas la gueule de l’emploi, en l’occurrence celui d’un cercueil rempli de statistiques négatives - chômage, précarité, fuite de la population. Le pays est joli, le centre-ville respire encore et Denis Diderot, philosophe éternel né ici, assure une notoriété culturelle. Les Gallien et les C. se chiffonnent là où l’église Saint-Martin domine tout. Le boulanger, dégaine de pêcheur quand il enfile son bonnet, montre du doigt la frontière entre sa boutique et la maison du couple, un ancien hôtel particulier sur deux étages : une poubelle à couvercle jaune. Rien de plus.
Sophie Delong, la maire sortante (LR), le confesse : l'emballement médiatique cause du tort à la réputation de la commune, dépeinte depuis Noël comme la capitale provisoire de la France qui crève injustement. Un Breton lui a récemment téléphoné pour l'interpeller sur le sort des Gallien. «Vous savez, ici, il y a une affaire avec Intermarché qui a racheté une enseigne pour la fermer un an plus tard, dit-elle. Pourquoi personne n'en parle ? La ville avait investi des centaines de milliers d'euros de voirie. C'est intéressant, non ?» L'édile renvoie à la décision de justice sur laquelle elle n'a pas la main et qui, en filigrane, fait mentir le commerçant de bout en bout : s'il le veut, il peut effectuer les travaux. Ce à quoi le boulanger rétorque qu'il ne se voit pas vieillir avec une corde au cou : «Je ne vais pas m'endetter, pas hypothéquer ma maison.» Il jure qu'il n'a plus l'âge et qu'avec la conjoncture, il a tout à perdre. Des grandes enseignes cernent et encerclent centres-villes, villages et communes déjà engluées. «Vous savez, être boulanger va me manquer sans me manquer, c'est un travail difficile. Je veux choisir le moment où je partirai.» Eric Gallien a commencé à s'investir totalement dans le business familial il y a quinze ans, à la mort de son frère dans un accident. Avant cela, il vendait de la publicité pour les Pages jaunes. Avant cela encore, il avait appris une partie du métier sur le tas, parce que «c'est comme ça aussi» : «Le week-end, je rentrais de boîte et je venais directement là.» Là, dans le labo, derrière une porte séparant les coulisses du comptoir d'époque, où un apprenti en short se concentre très fort quand il caresse ou malmène la pâte. Son patron fournit écoles, campings, hôtels et kebabs dans un rayon d'une dizaine de kilomètres. Et gère une autre boulangerie à une centaine de mètres. Tous les murs lui appartiennent.
Facebook, une commune dans la commune
Eric Gallien, qui revendique quatre années de quasi-galère économique sur les cinq écoulées - de bons chiffres d'affaires mais des marges trop faibles -, souffle : «Tout est fabriqué ici, et c'est là le problème.» Ici : à côté des C. Il interpelle l'un de ses employés, un petit gabarit, pâle aux yeux bleus, quand il se souvient d'une commerçante des environs qui s'est suicidée. «C'était bien il y a deux ans, non ?»
Au sujet de la maison de ses voisins, Eric Gallien dit : «C'était un hôtel particulier, si vous avez du bruit dans l'une des pièces, vous pouvez aussi décider de mettre votre chambre à coucher là où il y en a le moins…» Me Soulard : «Les C. veulent vendre leur maison, mais comment fait-on dans ces conditions ? Vous dites aux acheteurs qu'ils doivent éviter de dormir dans certaines pièces ? Ça n'a aucun sens et ça n'a aucun rapport avec le bruit des coqs comme on peut le lire ici ou là.» Sur Facebook, l'ex-propriétaire de la maison des C. témoigne : quand il y vivait, jusqu'en 2009, tout allait bien. Et des internautes, locaux ou pas, renchérissent en convoquant une logique qui leur semble limpide : qui achète la maison collée à une boulangerie doit comprendre que le silence n'est pas inclus. Facebook ? Une commune dans la commune, un centre-ville virtuel, où le roi est le «il paraît que».
Des réunions de la dernière chance ont lieu en ce moment : Sophie Delong a appelé le conseil départemental à la rescousse pour payer les travaux. L'une des options est de délocaliser le laboratoire. Le boulanger se claque la poitrine : «J'ai eu mal à mon petit cœur fragile… Je demandais de l'aide depuis deux ou trois ans et là, tout d'un coup, il y a peut-être de l'argent. C'est peut-être les élections qui veulent ça, je ne sais pas. Tant mieux, mais il faut voir. Je ne veux pas non plus être instrumentalisé.» L'édile : «Certains ici essayent de grossir l'affaire en la politisant… Il faut vraiment voir ce que M. Gallien veut. Est-ce qu'il n'a pas déjà pris sa décision, au fond ? Mais ce serait vraiment navrant de perdre cette activité et ces emplois pour une banale querelle de voisinage.»
Dans une station essence de Langres, deux hommes, un type grisonnant et un plus jeune, se regardent. Le lieu est touché par la rumeur. L'époux C. travaillerait pour cette enseigne et des pro-Gallien viendraient manifester leur mécontentement ici aussi, au milieu des pompes à gazole et sans plomb. Le binôme est raccord : les réseaux sociaux, puis les journaux, rétrécissent et grossissent ce qu'ils veulent. Les personnages, les situations, les détails, la raison. Tout. Le gars grisonnant, costaud et debout : «Non, il ne se passe rien par ici, qui vous a dit ça ? Et puis ce genre de conflits de voisinage arrivent partout, non ?» Son collègue, gobelet de café au bout des lèvres et assis : «L'important dans cette affaire, ce sont les employés. Après vous savez, Facebook…» Et les deux compères d'interroger : «Vous êtes venu exprès de Paris pour ça ?»