Bien malin celui qui prétend résumer en un mot l'état du mouvement social contre le projet de réforme des retraites. Après s'être structuré autour de la grève record menée dans les transports, est-il en train de se réinventer sur la forme, comme tend à le montrer la multiplication des actions spectaculaires ? Est-il d'abord en train de se durcir, voir de se «radicaliser», comme l'affirme le pouvoir après différents épisodes (où la violence est toutefois restée fort relative) ? A moins qu'il ne soit surtout en train de rentrer dans son lit, avec notamment la décision de l'Unsa, majoritaire à la RATP, de cesser ce lundi sa grève reconductible pour se concentrer sur les seuls jours de manif.
Cocktail de frustrations
La prochaine aura lieu vendredi, date à laquelle le projet du gouvernement, amendé à la marge par rapport à sa version originale du 11 décembre, sera présenté en Conseil des ministres avant d'entamer au pas de course son parcours parlementaire. Un texte «à trous», dénoncent les oppositions, alors que la conférence de financement doit rendre ses conclusions au mois d'avril, tandis que le simulateur permettant à chacun de mesurer ce que lui réserve le futur système ne verra, lui, le jour que six mois «au plus tard» après le vote de la loi. Anxiogène.
Ce cocktail de frustrations sociales, syndicales et parlementaires n'a pas fini de faire des dégâts. «Si provoquer de la violence, c'est faire les réformes pour lesquelles on a été élu, ça je l'assume», a lancé, droite dans ses bottes, la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, dimanche sur BFM TV. La France «est en tension comme [elle] l'a rarement été», s'est pour sa part alarmé le président de LR, Christian Jacob. Rien ne devrait toutefois empêcher Edouard Philippe et sa majorité, aussi puissante que docile, de faire adopter une promesse majeure du candidat Macron, largement droitisée avec la mise au centre du jeu de la question de l'équilibre du système bien davantage que celle de la pénibilité. Un big-bang toujours rejeté, en l'état, par une majorité de Français, qui critiquent en outre la façon musclée dont le Premier ministre a mené son affaire depuis la remise par Jean-Paul Delevoye de son rapport fondateur.
Loin du cœur de la réforme, l'épisode le plus commenté du week-end s'est déroulé vendredi soir au théâtre parisien des Bouffes du Nord, où une sortie privée du chef de l'Etat a été perturbée par l'intrusion de manifestants. Le cas du journaliste Taha Bouhafs, présent dans la salle à quelques places d'Emmanuel Macron, visiblement pas par hasard, est l'objet d'une vive polémique. Interpellé vendredi soir, il a été remis en liberté samedi sous le statut de témoin assisté, donc sans être à ce stade mis en examen. Cette action, qui n'a eu d'autre conséquence concrète que de mettre sous pression la sécurité présidentielle, a été rapprochée par de nombreux responsables politiques et syndicaux de celle ayant visé le siège de la CFDT, vendredi. Celui-ci a été investi par des militants hostiles. Mais sur les images qui ont tourné sur les réseaux sociaux, point d'agression et une intrusion plutôt festive, même si aucune invitation à pénétrer n'avait été adressée aux visiteurs du jour. Rien à voir en tout cas avec le caillassage qui avait visé, en juin 2016, les locaux du syndicat dirigé par Laurent Berger, pris d'assaut par une centaine de personnes déterminées. «Nous ne nous laisserons pas intimider» par les «violences physiques et psychologiques», a assuré vendredi un Berger sous pression depuis qu'il a appelé ses troupes à sortir de la mobilisation à la suite du retrait de l'âge pivot «paramétrique».
Minoritaires mais toujours largement relayées dans les médias, ces actions ciblées se nourrissent pour bonne part de la stratégie du pourrissement que la CGT ou FO, par exemple, reprochent, non sans arguments, au gouvernement. Lequel n’a rien cédé ou presque à ceux qui demandaient le retrait pur et simple du texte. Le pouvait-il ? Quand aucun des deux acteurs ne crée les conditions du compromis, il y en a toujours pour s’affranchir de ce cadre stérile et mener des actions que les syndicats comme le gouvernement condamnent au nom du respect de la démocratie, qu’elle soit politique ou sociale. On se souvient que lorsque la majorité LREM a voté le Ceta en plein mouvement des gilets jaunes, de nombreux élus ont été la cible, dans leur permanence ou même à leur domicile, de dégradations et même d’intimidations de la part d’agriculteurs. Sans que la FNSEA ne condamne ces actes avec autant de clarté que la CGT de Martinez, qui prend, lui, le risque de mécontenter une partie de sa base.
Crainte de l’exécutif
Sur le sujet, le leader insoumisn Jean-Luc Mélenchonn a lui aussi toujours fait montre d'une grande constance pour affirmer que lorsqu'il bascule dans la violence, le combat social fait les affaires du pouvoir en place. Pas toujours audible quand, dans l'esprit de certains manifestants, c'est au climax de la violence que le président de la République a mis en scène sa réponse aux gilets jaunes : dégainant un grand débat, mais surtout des milliards d'euros. La «gilet-jaunisation» d'un mouvement laissé à lui-même, telle est la crainte de l'exécutif alors que la mobilisation a quantitativement perdu de sa vigueur et que le calendrier s'accélère. Avant de supprimer son message, le député LREM Jean-Baptiste Moreau avait gazouillé sans filtre : «Islamistes et syndicalistes radicaux, même combat contre la République et la démocratie ?»
Tout à sa volonté de tourner la page, la majorité ne s’est pas embarrassée de plus de prudence pour ajouter l’incendie ayant visé samedi le restaurant la Rotonde à Paris à la liste des actions violentes du mouvement contre la réforme des retraites. Au motif que le lieu est resté un symbole depuis que le candidat Macron y a festoyé après le premier tour de la présidentielle. Or si le parquet a confirmé la dimension volontaire de l’acte (des images de vidéosurveillance montrent deux hommes brisant une vitre et jetant de l’essence vers 5h15 du matin), rien en l’état ne permet d’affirmer que c’est l’œuvre d’un «radicalisé» du mouvement social.