Au téléphone, on devine Vincent Beillard soupirer lorsqu'on le sollicite pour une interview : «Nous avons déjà eu plus de 730 demandes de l'extérieur : médias, associations, élus… Nous ne pouvons pas accepter toutes les requêtes, envoyez-nous un mail et on verra.» C'est que le village de Saillans, lové contre la rivière Drôme entre Crest et Die à une heure de voiture de Valence, est sous le feu des projecteurs depuis qu'une équipe «participaliste» a été élue à sa tête lors des municipales de 2014. Dans une salle de réunion de la mairie où trône une carte satellite géante du village, «le maire» accepte finalement l'entretien de bon cœur. Les guillemets sont importants. Pour satisfaire aux obligations légales, Vincent Beillard, la quarantaine, est l'édile officiel de Saillans. Mais il forme en réalité un binôme avec Annie Morin, ancienne institutrice du village, de trente ans son aînée, et une équipe avec les 13 autres élus qui mettent en application depuis six ans un système de cogestion de la municipalité qui se veut ouvert à tous les citoyens. «Nous avons posé le constat de ce que nous ne voulions plus voir, puis nous nous sommes attelés à la question du "comment faire"», explique cet éducateur spécialisé.
Levée de boucliers
Ce que le collectif ne voulait plus voir ? Bref retour en arrière : fin 2010, le maire (apparenté Modem) de Saillans, François Pégon, lance un projet de supermarché sur la grand-route, à l'extérieur du bourg. Levée de boucliers d'une partie de la population qui y voit une menace pour la vie de ce village de 1 200 habitants : près de 850 signatures seront récoltées pour une pétition exigeant le retrait du projet, qui sera finalement abandonné après plusieurs mois de mobilisation. La lutte contre le Casino sera l'étincelle pour un groupe de citoyens qui, inspiré par cette victoire contre le géant de l'alimentation, va préparer son propre projet en vue du scrutin municipal de 2014. Pendant des mois, le petit groupe va plancher, réunions après réunions, sur une méthode qui mettrait les habitants au cœur du projet municipal. «Nous voulions revoir complètement le rôle de l'élu, qui doit permettre aux citoyens de monter en compétence sur les sujets qui les concernent», explique Fernand Karagiannis, imprimeur de profession et désormais élu «responsable de la transparence et de l'information».
Viendra ensuite le moment délicat de la constitution de la liste, et c'est en son absence que Vincent Beillard sera désigné à sa tête par le groupe, pour ses qualités d'écoute et de médiation ; il l'apprendra par mail, en sortant du boulot… Le 23 mars 2014, coup de tonnerre dans le village : récoltant 351 voix, le maire sortant mord la poussière. Avec 461 voix et grâce à la prime au vainqueur du système électoral, la liste «Autrement pour Saillans, tous ensemble» remporte 12 des 15 sièges de l'assemblée municipale. «Nous nous sommes précipités à la mairie, ignorant que les résultats officiels étaient proclamés une semaine plus tard», rigole aujourd'hui une élue de la majorité.
Comment expliquer la naissance d'un tel projet politique ici, dans cette vallée de Drôme ? Entre autres par l'arrivée importante de «néos», notamment à partir des années 90 ; une petite élite culturelle attirée à la fois par le calme et la proximité (l'autoroute et le TGV ne sont pas loin), dans une région déjà habituée à la mixité et aux passages, longtemps baignée de culture protestante et traversée par des vagues migratoires, notamment italiennes, au milieu du siècle dernier. «Ces arrivées provoquent des rencontres qui peuvent être fécondes, comme à Saillans, où des natifs et des nouveaux arrivants, des anciens et des plus jeunes se sont lancés dans la lutte contre l'implantation du supermarché, explique Maud Dugrand, journaliste originaire du village, dans son ouvrage sur la Petite République de Saillans (éditions du Rouergue, 2020). La mayonnaise a pu prendre et se transformer en projet politique. Ce frottement ne se fait pas sans douleur, sans heurt, sans incompréhension mais il a aussi permis à Saillans quelque chose de passionnant.»
Vincent Beillard, Annie Morin, Fernand Karagiannis et Sabine Girard.
Photo Arnold Jerocki. Divergence
Erreurs et fatigue
La douleur et les heurts, ce sera pour après le scrutin de 2014 : car il s'agissait désormais d'apprendre à toute vitesse les arcanes de la législation et le fonctionnement administratif d'une commune et d'une intercommunalité, d'appliquer une méthode empirique de cogestion avec les citoyens, le tout sous la pression constante de chercheurs de passage, et surtout des médias qui vont se précipiter pour découvrir le «village de la démocratie directe». «Nous sommes devenus une espèce de rats de laboratoire», déplore une citoyenne. «La médiatisation nous a fait beaucoup de tort, les gens en avaient marre», reconnaît Agnès Hatton, l'une des élues responsables des finances. «On nous reprochait de ne pas avoir de posture nationale, on nous interrogeait sur l'expérience municipaliste au Kurdistan», renchérit Vincent Beillard. Une équipe de TF1, ayant essuyé un refus d'interview, ira jusqu'à faire le forcing à la mairie pour interroger l'édile en caméra cachée…
Autre difficulté : les relations délicates avec la communauté de communes à laquelle appartient le village, dominée par le baron local Hervé Mariton (Les Républicains), éphémère ministre de l'Outre-Mer sous Jacques Chirac, maire de Crest depuis 1995, proche de la Manif pour tous ; pas vraiment un allié naturel des élus de Saillans. Par un tour de passe-passe juridique, c'est le maire sortant du village, alors dans l'opposition, qui héritera d'un poste à l'intercommunalité en dépit des usages habituels. Il faudra un an et demi avant que Vincent Beillard obtienne finalement une vice-présidence au sein de l'interco. Au début du mandat, l'équipe municipale va lancer son projet à toute vitesse. Trop vite, peut-être : mise en place de comités de pilotage publics chapeautés par les élus, de «commissions participatives» citoyennes sur les grands thèmes de la vie communale et de «groupes action projet», qui planchent sur des sujets plus précis, le tout sous l'œil d'un Observatoire de la participation, qui s'assure que la «charte des valeurs» (que sont la collégialité, la participation et la transparence) soit respectée. Une méthode et un vocabulaire inspirés de l'animation socioculturelle et de l'éducation populaire, dont sont issus certains élus.
Six ans plus tard, l'équipe municipale reconnaît volontiers des erreurs. «Au début, on est peut-être allé trop loin, trop vite», estime Agnès Hatton. «On nous disait : "On ne comprend plus où vous allez !"» renchérit Vincent Beillard. Une fatigue qui est ressentie jusque dans les rangs de l'équipe municipale : en mars, seuls quatre élus se représenteront, les autres préférant soutenir en retrait le projet après avoir vécu six années chronophages de gestion municipale. En vue d'un éventuel second mandat, l'équipe sortante, renouvelée, prépare une simplification des instances et revendique un bilan plutôt positif : création d'une maison médicale, ouverture de nouveaux commerces de proximité, rejet par référendum local des compteurs électriques Linky… Elle reconnaît des écueils aussi, comme la participation citoyenne en baisse par rapport au début de la mandature, un débat sur la gestion municipale de l'eau engagé sans suffisamment de concertation et, surtout, la difficile révision du plan local d'urbanisme (PLU), habituel détonateur de conflits dans les villages puisqu'il influence directement la valeur du foncier. Lors de la révision du PLU, c'est le débat sur l'autorisation des «habitats légers» qui a suscité le plus d'émotions : des citoyens se sont vertement opposés à l'installation de yourtes et autres «tiny houses», craignant l'arrivée massive de populations marginales. Des échanges virulents ont divisé le village, grossissant à la loupe des clivages qui existaient déjà entre une partie des «néos», souvent proches de l'équipe municipale, et certains «natifs», lassés de voir que l'histoire du village est parfois oubliée, comme si Saillans n'avait pas existé avant l'expérience municipale de 2014… «C'est le PLU qui a réellement fait naître l'opposition», reconnaît Annie Morin, la première adjointe.
Critique sévère
A quelques pas de la mairie, Marie-Christine Casals ne décolère pas contre l'équipe en poste. «Il n'y a pas de démocratie ici, nous sommes dans la pensée unique, dénonce celle qui devrait se retrouver à la tête d'une liste d'opposition en mars. Ils ont fait de la cogestion le cœur de leur projet, mais la participation se fait au compte-gouttes, et encore, sur des dossiers qui ne sont pas importants.» Une critique sévère sur la méthode et en filigrane, des désaccords plus politiques : «On entend parler d'autogestion, de révolution ; c'est beaucoup trop idéologique.» Pourtant, hors de question de revenir au mode de gouvernance d'avant 2014. «Nos programmes sont les mêmes, sauf que nous, nous n'abandonnerons pas nos engagements», assène Marie-Christine Casals. De Brest à Toulouse, de Commercy à Saillans, des dizaines de listes devraient porter l'étendard de la participation citoyenne, réelle ou supposée, en vue des municipales. Six ans après leur victoire, les élus de Saillans ne bouderaient pas leur plaisir de voir d'autres communes adopter une méthode participaliste, histoire d'atténuer les pressions extérieures sur le village ; et verraient d'un bon œil le mouvement faire tache d'huile dans la vallée. Une «charte de la participation» a déjà été signée par des listes qui se sont constituées dans la région, jusque dans la bonne ville de Crest. Hervé Mariton aura donc face à lui des adversaires qui s'inspirent en partie de l'expérience de Saillans.