Chaque lundi, retrouvez notre chronique «Roues cool», qui aborde le vélo comme moyen de déplacement, sans lion en peluche ni bob Cochonou.
Clic. C'est le son qui fait peur. Et mal. Le temps qu'il remonte au cerveau du cycliste, en général, il est trop tard. La portière a déjà entamé sa révolution. Et le choc est inévitable. C'est un samedi d'hiver vers 22 heures, en bas de la rue Monge à Paris (Ve arrondissement). Je la descends et la remonte plusieurs fois par semaine. Elle est limitée à 30 km/h, mais reste une autoroute. Alors je suis prudent. Il fait froid et noir. Et ce soir, j'ai déjà mal au cœur. Mon amour m'a quitté pour la seconde fois. Je pars à sa rencontre vers les Grands Boulevards pour lui rendre des affaires oubliées dans ma penderie. Pédaler est parfois fatigant, mais toujours réconfortant. La résistance douce du vélo aux pieds, comme l'eau de la douche qui coule sur la peau, apaise. Tout roule. Tout finit par rouler. Il faut avancer. Pas le choix, si on s'arrête, on tombe. Les quatre diodes électroluminescentes de mon phare avant clignotent l'une après l'autre, comme celles des autos tamponneuses. Ecarlate derrière, blanc devant. On ne peut pas ne pas me voir.
Devant la Maison de la Mutualité, le feu passe au rouge, une voiture s’arrête. Puis une deuxième. Pas de warnings ni de clignotant. Elle attend le vert, donc. Entre elle et le trottoir de droite bordé d’une barrière en fer forgé, une bonne cinquantaine de centimètres. Largement la place de passer pour le cycliste parisien depuis longtemps abonné aux caniveaux, avant qu’Hidalgo et les écolos ne réalisent enfin leurs belles pistes bidirectionnelles pile avant les municipales. Ce feu est un feu de rétention, ceux que les vélos, une fois la priorité absolue rendue aux piétons, ignorent. Au grand courroux des automobilistes et des scooters nerveux et carbonés. Mais voilà, je compte effectuer un tourne à droite pour rejoindre l’île Saint-Louis par la rue de Bièvre, celle du Mitterrand des années 70. Je m’engage donc, par la droite, le long de cette longue voiture sombre, ma vitesse n’atteint pas les 8 km/h.
Clac. Le vélo s’arrête net. Je sens un coup sur ma poitrine. J’entends un bruit de plastique arraché. Mon guidon est balayé. Je suis projeté contre la barrière. Au moins je ne tombe pas. Du véhicule sort un jeune homme une bouteille de vin à la main. Puis une jeune femme. Un joli couple enjoué qui se rend à une fête. Il s’excuse de ne pas avoir regardé avant d’ouvrir la portière. Me demande si je suis blessé. Je n’en sais rien. Je ne sens rien. Je reste immobile, prisonnier de l’instant où j’ai été arrêté net dans ma course. Le chauffeur du VTC, puisque c’en est un, sort paniqué. Il vérifie que sa carrosserie est intacte. Je prends son 06, celui de mon bourreau aussi, au cas où. Je les rassure. Ils s’en vont. Je souhaite qu’ils s’en aillent. Ils m’ont fait mal.
Un bref regard autour de moi. Je reconnais soudain ce morceau de trottoir. Cette barrière contre laquelle j’ai souvent attendu assis, un carnet à la main, Martine Aubry, Ségolène Royal et François Hollande, du temps de leur splendeur, les samedis de conseils nationaux du Parti socialiste à la «Mutu». Mais cela ne provoque aucune nostalgie particulière. Dans quelle mesure appartient-on aux lieux et aux personnes que l’on a fréquentés ?
Il est temps de repartir, même si je ne suis plus attendu. Je remonte en selle, chancelant. Petit à petit la douleur sourd sous la veste en cuir épais qui m’a servi de cuirasse. Plus tard, sous la douche, je découvre un doigt mâché, l’avant-bras éraflé, des ecchymoses. Cette fois, je m’en tire bien. Deux fractures du poignet droit, une du gauche, trois points de suture sans anesthésie après avoir cogné l’asphalte la tête la première, et dix vélos volés : les cicatrices de trente ans de bicyclette à Paris. Pendant un mois, j’ai mal au cœur, à chaque inspiration, la nuit aussi. Le docteur me dit que ce n’est pas un hasard, cette porte-là, que je me suis prise ici, en plein cœur. Mais il ment, c’est juste un accident. A vélo, la ville a le sens du temps court et le goût de la liberté.