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Isabelle Kocher, seule patronne du CAC 40, sur un siège éjectable

Engie est en proie à une violente crise de gouvernance qui pourrait se traduire par le départ de la directrice générale. Son sort se joue en partie ce mercredi à l’occasion d’un conseil d’administration.
Isabelle Kocher, DG du groupe Engie, le 27 août à l’Elysée. (Photo Denis Allard)
publié le 28 janvier 2020 à 20h56

Il ne fait pas vraiment bon, depuis quelques mois, être une femme à la direction générale d'Engie et la seule à la tête d'un groupe coté au CAC 40. Au sommet de l'ex-GDF Suez se joue une guerre sans merci qui pourrait trouver son épilogue le mois prochain, avec le départ, contre sa volonté, d'Isabelle Kocher, 53 ans, nommée il y a bientôt quatre ans à la tête du groupe gazier diversifié dans les services et l'énergie. Le conseil d'administration programmé ce mercredi ne prendra pas encore de décision définitive mais sera un sérieux indicateur pour la suite des événements. Un proche du dossier résume l'ambiance du moment : «C'est un bazar inouï en interne. A la direction générale, chacun a choisi son camp.» Et selon le dernier décompte, les pro-Kocher seraient moins nombreux que ceux qui veulent son départ.

Pourtant, rien ne laissait présager que l’affaire allait tourner vinaigre. Lorsqu’elle est nommée numéro 2 d’Engie en 2016, Isabelle Kocher est programmée pour devenir numéro 1 de cette entreprise, dont l’Etat détient 23,6 % du capital et qui compte aujourd’hui 150 000 salariés et réalise 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires. La passation de pouvoirs doit normalement avoir lieu quand l’historique patron de la maison, Gérard Mestrallet, fera valoir ses droits à la retraite. A ceci près que l’intéressé décide, bien avant que ce soit d’actualité, de modifier son propre âge pivot et de s’enraciner dans la fonction de président du conseil d’administration d’Engie. Ce qui n’est pas vraiment du goût de la directrice générale Isabelle Kocher qui, soudainement privée de la perspective d’être bombardée PDG, doit sans doute méditer à ce moment-là sur le vieil adage : les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent… Elle ne se prive pas alors de faire connaître son mécontentement.

«Alignement»

Résultat, au moment de son départ définitif en 2018, Mestrallet, qui a la rancune tenace, se trouve un successeur… qui n’est pas Kocher, mais Jean-Pierre Clamadieu, un industriel auréolé de ses bons résultats à la tête du groupe de chimie Solvay. Actionnaire de référence d’Engie, l’Etat laisse faire, pour ne pas dire avalise, le coup de Jarnac. Evidemment, entre Kocher et Clamadieu le courant a du mal à passer. Inimitié personnelle ou divergence stratégique ?

Le bilan économique plaide plutôt en faveur de la DG. En trois ans, le cours de Bourse a grimpé de 42 %, 15 milliards d’actifs non stratégiques - à commencer par les centrales à charbon polluantes à souhait - ont été vendus, et le groupe a mis le cap sur les énergies vertes, tout en restant un poids lourd du gaz. Dernièrement, Engie a encore racheté six centrales hydroélectriques au Portugal pour 2,2 milliards d’euros, histoire de verdir son bilan. Mais une partie du conseil n’adhère pas à cette stratégie tournée vers la transition énergétique qui peine encore à porter ses fruits sur le plan des profits.

Pour instruire le procès Kocher ou avoir enfin un juge de paix, le conseil d'administration décide alors l'été dernier de faire auditer les performances de la DG par un cabinet indépendant. «Vous imaginez que l'on demande une telle chose pour un dirigeant de sexe masculin ? C'est sans précédent», s'indigne auprès de Libération Chiara Corazza, la présidente du Women's Forum (le Davos des dirigeantes). Aujourd'hui, le rapport réalisé par le cabinet Korn Ferry est achevé et il est loin d'être infamant pour l'intéressée.

L'Express en a révélé la synthèse qui fait état d'un «bon alignement entre le profil de la directrice générale et les exigences du poste» ou encore des «motivations profondes» d'Isabelle Kocher. Le rapport estime, en outre, que la directrice générale est en capacité de mener «la seconde phase de transformation de l'entreprise».

Depuis, Isabelle Kocher a reçu quelques signes encourageants. Chiara Corazza y est allée de sa tribune de soutien dans les Echos. «Quand je suis hors de France et que je demande à mes interlocuteurs quelles sont les femmes qui les inspirent, deux noms reviennent systématiquement : la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, et Isabelle Kocher, indique Corazza à Libération. On lui fait subir cette pression parce que c'est une femme. C'est à la fois injuste et discriminant.» Lors de la réunion des mille cadres dirigeants du groupe, Isabelle Kocher a même eu droit à une standing-ovation de dix minutes avant de prendre la parole. Et une pétition interne en sa faveur a été lancée : elle a reçu à ce jour 1 500 signatures.

Tête-à-tête

Suffisant pour renverser la tendance et rester en poste ? Pas si sûr. Tout devrait se jouer lors du conseil d'administration du 26 février. Ce jour-là, au 36e étage de la tour Engie, à La Défense, Kocher prendra place au centre de la grande table face au président du CA, Jean-Pierre Clamadieu. Les 14 administrateurs devront alors se prononcer sur le renouvellement du mandat de la directrice générale qui s'achève le 3 mai.

Trois voix seront déterminantes : celles des représentants de l'Etat. Or le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, qui a reçu la semaine dernière Jean-Pierre Clamadieu, a fait savoir «qu'il n'irait pas contre la majorité» du conseil d'administration. Or celui-ci semble toujours majoritairement favorable au départ d'Isabelle Kocher qui a, elle, récemment rencontré en tête-à-tête chacun des administrateurs.

«Tant que Clamadieu tient les administrateurs indépendants, il tient le conseil d'administration», glisse un dirigeant d'entreprise qui observe aux premières loges le conflit. Durant les quatre prochaines semaines, le siège social d'Engie va prendre des allures de tour infernale.