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Exposition

Handicap : «La société n’accueille que si elle est touchée par l’art»

Au musée de l’Homme à Paris, une expo met sur le devant de la scène des aveugles, des personnes en fauteuil, des accidentés de la vie… «Libé» a rencontré l’écrivaine et la photographe à l’origine d’«Etre beau».
«Désormais, Jim a 16 ans. Il dit qu’il veut être maître aïkido et aider les enfants handicapés», se réjouit sa mère, Frédérique Deghelt. (Photo Astrid di Crollalanza)
publié le 4 février 2020 à 20h01

Au début de l'histoire, il y a une conversation. La romancière (ex-journaliste et réalisatrice) Frédérique Deghelt est en voiture avec son fils, Jim. «Il me dit : "Moi, j'étais normal dans ton ventre et tu as attrapé une maladie." "C'est quoi être normal ?" lui ai-je répondu.» Lui : «C'est être beau et ne pas baver !» Coup de poing. Frédérique Deghelt bondit en serrant le volant. Et clame : «Mais tu es beau !» Jim persiste : «Non. Je suis moche et je bave.» «Il avait un grand sentiment d'injustice à cause de ce bavage. Ce que lui renvoyaient les autres, c'est "je veux pas t'embrasser parce que tu baves". Il venait d'entrer au collège où les relations peuvent être raides. Et il devenait un ado qui, comme tous les ados, veut ressembler à tous les autres», raconte l'auteure.

Jim est atteint de polymicrogyrie, une malformation du cortex cérébral. Les sillons de son cerveau sont trop compacts, ce qui altère certaines commandes motrices ainsi que le centre du langage. Cette malformation peut être d'origine génétique ou causée par un virus contracté durant la grossesse. Une semaine après cet échange entre mère et fils, Astrid Di Crollalanza, portraitiste pour des maisons d'édition, vient prendre un cliché de la romancière qui vient de publier un nouvel ouvrage (1). «A la fin de la séance, je lui ai raconté l'histoire de Jim et je lui ai proposé un projet texte-photo sur des personnes en situation de handicap.» Astrid Di Crollalanza : «On savait que ce serait un objet littéraire non identifié, qu'on aurait du mal à le proposer à un éditeur. Mais c'était une aventure humaine et j'ai dit oui, même si je ne savais pas si j'allais être à la hauteur et même si j'avais peur du voyeurisme.» Pendant trois ans, elles ont donné parole et image à ceux qu'on se refuse souvent à écouter et à représenter, ceux que «nous appelons "handicapés", sans jamais donner à ce mot une autre définition que celle d'un manque», explique le tandem.

«Ils sont libres»

De cette mise en lumière était déjà né un livre (2), voici maintenant une expo dans un lieu qui en impose, le musée de l'Homme à Paris - et bientôt un spectacle présenté à Avignon et un documentaire. Ils sont dix-huit à avoir pris la pose pour se révéler en photos maxi-format, vedettes de l'exposition intitulée «Etre beau» (3). Oui, beaux, ils le sont. Beaux comme ce projet culotté conduit par ce duo de femmes. Militant ? Plutôt «engagé» sur un ton radicalement différent du fameux «Si tu veux ma place, prends mon handicap». Apitoyé ? Résolument non : «C'est insupportable d'entendre des mots comme "bon courage" quand on vit avec un handicapé», assure Frédérique Deghelt. Mièvre ? Pas davantage. «Les handicapés sont capables de beaucoup d'humour, y compris sur eux-mêmes, de façon trash parfois», souligne la romancière. «Oui, on n'a pas l'habitude d'associer handicap et humour, et pourtant ! Les gens pensent qu'ils sont déprimés, moi ils me donnent la pêche», complète la photographe. Résultat, on plonge sans peur ni gêne son regard dans le cliché d'Amel, qui ouvre grand les bras par-dessus son fauteuil et semble tournoyer de joie. De Laetitia qui fait corps avec un cheval qu'elle ne peut pas voir. De Tanguy, athlète paralympique, champion de tir à la carabine, qui ne peut pas marcher mais se dévoile dans un éclat de rire qu'on a l'impression d'entendre. Ou de Violette, qui fait virevolter sa toute petite taille sur un piano

Née en 1991, Violette est chanteuse lyrique. «Elle ne voudrait pas faire de comparaison, mais elle pense qu’il est plus difficile d’être une personne de petite taille qu’une personne en fauteuil, écrivent les auteures d’Etre beau. On n’attire pas la pitié quand on est nain, plutôt le rire. Elle ne dit jamais "nain" d’ailleurs. Ou "naine". Elle dit "le nanisme" ou "personne de petite taille".»

Photo Astrid di Crollalanza

Ils sont handicapés. Moteurs ou sensoriels. De naissance ou pas. Astrid Di Crollalanza : «J'ai commencé par photographier Jim. Moi aussi j'avais envie de lui dire qu'il était beau. C'est quoi, être beau ? En tant que portraitiste, j'affirmerai toujours qu'être beau, c'est être soi.» Les séances vont s'enchaîner. Avec des amis des amis : Nicolas, photographe sourd, Jérôme, qui a eu un AVC… Et puis il y a tous ceux qui viennent poser par le biais de l'association Ladapt (pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées) fréquentée par Jim. «Parfois, j'étais gênée, mal à l'aise. Je me disais "c'est normal". Mais intégrer sa peur, ses doutes face à la différence permet de passer outre, alors que si on fait semblant, qu'on refoule, on n'arrive pas à entrer en relation», explique Di Crollalanza, qui a si bien su les capter : «Je ne cache pas le handicap, je ne le mets pas en avant non plus. Et oui, j'ai le souci de l'esthétisme. Je sublime les écrivains, pourquoi pas les handicapés ? En tout cas, je n'ai jamais travaillé aussi librement. Pas un ne m'a demandé une validation, une sélection, une retouche. Ils sont libres et nous ont laissées libres.» Frédérique Deghelt : «Ils sont affranchis de certaines obligations sociétales, de l'apparence sociale demandée. Jérôme a eu un AVC. Il a des problèmes de marche et de mémoire. Mais il raconte que son AVC lui a permis de se libérer. Il était tailleur de pierre, il est devenu sculpteur, artiste. De la même façon, les gens qui ont eu un cancer réorientent souvent leur vie.» «Toutes ces personnes nous font toucher à l'essentiel», reformule à sa façon la photographe.

«La première fois que nous allons chez elle, Amel nous fait visiter sa chambre, la collection de ses chaussures impeccables, puisque portées sans être abîmées par la marche. […] Elle propose des tenues, imagine qu’elle pourrait s’élancer avec son fauteuil électrique en laissant derrière elle un voile dans son sillage…»

Photo Astrid di Crollalanza

Dans ce travail au long cours, chacune approfondit sa réflexion sur le handicap et le regard qu'il suscite. La photographe : «Ils se battent contre le validisme, le "faut être dans la norme". Du coup, j'ai envie de leur dire : "Revendiquez votre singularité !"» Frédérique Deghelt ajoute : «En France, on parle beaucoup d'inclusion. Je déteste ce mot. Inclure, c'est mettre au milieu. Pourquoi au milieu et pas parmi ? Si on nomme mal les choses, les actes ne sont pas adaptés. Je me suis battue pour que mon fils soit parmi d'autres, mais la société n'est pas prête.» Elle marque un temps d'arrêt. Procède à une démonstration en déroulant la scolarité de Jim. Deux années en Clis (classe pour l'inclusion scolaire) en primaire, puis les Ulis (unités localisées pour l'inclusion scolaire) au collège, comprenant des cours avec une enseignante spécialisée et d'autres dans une classe «normale» (quel autre mot ?) dans quelques matières où l'enfant-ado est plus à l'aise. «Joli dispositif sur le papier», dit Frédérique Deghelt. Mais… «En début d'année, j'assistais à deux réunions. Avec les parents d'enfant handicapé et les autres. Quand l'enseignant a expliqué aux parents d'enfants normaux le dispositif Ulis, ils étaient tous en train de pianoter sur leur téléphone. Ils s'en foutaient. Alors j'ai pris la parole. J'ai dit : "Je suis la mère de Jim, tout le monde le connaît, c'est la mascotte. Mais il n'est jamais invité à un anniversaire. Lui, ce qu'il veut, ce sont des potes."» Nouvelle pause : «Un handicapé, un cancéreux, en savent plus que nous tous sur le rejet, le refus et les rapports humains. Ce sont des trésors.» «Le livre et l'expo sont là pour dire ça, appuie Astrid Di Crollalanza. La société n'accueille que si elle est touchée par l'art.»

Crève-cœur

Le jour de l'inauguration de l'exposition, en décembre, Jim, 16 ans désormais, était là. Grâce à une opération, il ne bave plus, mais son élocution n'est pas limpide. «Il s'est entraîné pour dire : "Je déclare l'exposition ouverte." Il a réussi. Et il était vraiment fier de faire visiter l'expo à Brigitte Macron.» C'est ce que préfèrent retenir la romancière et la photographe. Si ce jour-là, dans l'enceinte du musée de l'Homme, un comité interministériel spécial handicap a bien eu lieu, et si une charte sur la visibilité des handicapés a été signée par une large partie des dirigeants de l'audiovisuel français sous l'égide du Conseil supérieur de l'audiovisuel, un crève-cœur s'est aussi invité. Quatre handicapés avaient été invités à témoigner pendant une heure. «Tous les responsables de chaînes sont partis sans écouter ce qu'ils avaient à dire, sauf la directrice de RFI. Je l'ai remerciée. Elle m'a dit : "Je me suis demandé si je serais partie si je n'avais pas une fille autiste."»

(1) Sankhara, Actes Sud.

(2) Etre beau, Stock, octobre 2018.

(3) Au musée de l'Homme (75016), jusqu'au 29 juin, et sur Etrebeau.org.