Dieu ne fait plus la loi en France. Et cela depuis belle lurette. Quoique… La question de la critique des religions se repose quand même à intervalles réguliers. L'affaire Mila vient de la ressusciter. Pionnière en la matière, la Révolution française a aboli, en 1792, le délit de blasphème. «Il n'a jamais été rétabli depuis cette date», rappelle l'historien et sociologue Philippe Portier. Par la suite, il y a eu, bien sûr, des moyens pour sanctionner les irrespectueux. Ainsi, un délit pour outrage à la morale publique et religieuse a été instauré en 1819, sous la Restauration, permettant de poursuivre (entre autres) Charles Baudelaire et Gustave Flaubert.
Plus près de nous, les années 60 et 70 furent les heures de gloire d’une liberté d’expression quasiment sans limite. Avant qu’un tournant ne se produise. A la faveur de la révolution islamique en Iran et du pontificat de Jean Paul II, élu en 1978, les religions reprennent l’offensive pour défendre leurs croyances et leurs adeptes. Dans l’Hexagone, les groupes religieux, surtout les catholiques intégristes, tentent de mettre à profit la loi Pleven de 1972 qui a instauré un délit de provocation à la haine raciale visant certaines personnes ou groupes en fonction notamment de leur religion. La justice les déboutera systématiquement, empêchant, dans les faits, une sorte de retour déguisé du délit de blasphème.
Il n'empêche. En France et sur la scène internationale, la question du blasphème engendrera une violence de plus en plus radicale. En 1988, lors de la sortie du film de Martin Scorsese la Dernière Tentation du Christ, la polémique est mondiale. En France, deux salles de cinéma sont incendiées, l'une à Besançon et l'autre à Paris. Le 14 février 1989, l'ayatollah Khomeiny lance une fatwa appelant au meurtre du romancier Salman Rushdie et des éditeurs de son livre les Versets sataniques.
Nœuds majeurs
S'inaugure alors une ère tragique, sanglante même du fait de groupes extrémistes, ultraminoritaires. La critique des religions devient l'un des nœuds majeurs des polémiques entre l'Occident et le monde musulman, ce qui a des incidences au sein même des sociétés européennes qui comptent des minorités musulmanes, compliquant leur intégration. Cette bataille atteint son paroxysme lors de l'affaire des caricatures de Mahomet, publiées d'abord au Danemark en septembre 2005 puis, quelques mois plus tard, en France, par Charlie Hebdo. Une fois encore, la justice française déboutera les organisations musulmanes qui protestent contre leur publication.
Intraitable dans la défense de la liberté d'expression et de la critique des religions, la France, dix ans plus tard, est en première ligne face au terrorisme islamiste. Et paie le prix fort avec le massacre, le 7 janvier 2015, de la rédaction de Charlie Hebdo, condamné quasi unanimement, et notamment par les organisations musulmanes. La société française en est encore marquée. Et le débat sur l'islam, politiquement de plus en plus instrumentalisé en particulier par l'extrême droite, devient récurrent et de plus en plus clivant.
L'affaire Mila, qui s'est déclenchée le troisième week-end de janvier, en constitue leur dernier avatar. Et réactive, à juste titre, l'inquiétude. C'est, cette fois-ci, une lycéenne de 16 ans, revendiquant haut et fort sur les réseaux sociaux son droit de critiquer l'islam, qui en paie le prix. Jusqu'alors, c'était essentiellement des œuvres artistiques, des publications dans les journaux, qui avivaient les polémiques sur cette question. En 2011, l'extrême droite catholique, rassemblée sous la bannière de Civitas, s'en était ainsi prise aux pièces de théâtre Golgota Picnic de Rodrigo Garcia et Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci.
«Marge d’appréciation»
Contrairement à la France, quelques pays en Europe conservent dans leur législation un délit visant à réprimer le blasphème, comme l’Autriche ou l’Italie. L’Irlande, elle, lors d’un référendum le 26 octobre 2018, a supprimé, de sa Constitution l’interdiction du blasphème. De fait, selon Valentine Zuber, historienne spécialiste de la laïcité, ces dispositions tendent à tomber d’elles-mêmes en désuétude.
Pour ce qui est de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), elle aurait, selon certains spécialistes du droit comme Gwénaële Calvès qui l'écrit dans une tribune publiée dans le Monde mercredi, une position «ambiguë», incluant, dans ses arrêts, le «droit à la protection du sentiment religieux». «Dans les années 70, la liberté d'expression était pour elle un absolu», souligne Philippe Portier. Mais, en 2018, un avis concernant l'Autriche revenait sur ce principe, mettant en avant le respect de la sensibilité des croyants. Mais il est très peu vraisemblable qu'elle ne l'impose en Europe. Et sûrement pas en France. «La CEDH laisse à chaque Etat une marge d'appréciation», appuie Valentine Zuber. Et pour fonder ses décisions, elle se réfère aux législations nationales.
Si la France a sanctuarisé la liberté d'expression et celle de critiquer les religions, l'opinion publique évolue malgré tout. C'est perceptible notamment dans les jeunes générations, plus sensibles que leurs aînés, remarque Philippe Portier, à «l'altérité culturelle et religieuse». Pour Valentine Zuber, «une lassitude commence aussi à poindre concernant des débats devenus binaires». A l'instar de la Fédération nationale de la libre pensée, qui ne peut être suspectée de complaisance à l'égard des religions, des voix plaident désormais pour une société de la civilité, un modus vivendi appelé à s'élaborer au-delà de principes juridiques…