Choc des sociologies. Nous sommes à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), la plus riche des communes de plus de 20 000 habitants (1), dans la résidence «Neuilly-Saint-James», rue Casimir-Pinel, la plus vaste copropriété privée de la ville, sise dans un quartier des plus bourgeois, à quelques pas de la Défense. Avec cette particularité : un étonnant labyrinthe au septième et dernier étage, où s'alignent pas moins de 120 chambres de bonne (ou chambres de service, selon les appellations) louées au prix fort à une population très précaire. Car à Neuilly, chaque mètre carré vaut de l'or et il n'y a pas de petits profits, même pour les classes aisées. Une parfaite zone de non-droit. On y croise ainsi un Egyptien peintre en bâtiment qui réside là depuis vingt ans, trimant localement pour ramener un peu d'argent au pays. «Ici, tout est au noir», affirme-t-il sans plus de précautions. Lui paie un loyer mensuel de 190 euros, sous les modalités les plus diverses, pour une toute petite pièce équipée d'un lavabo. Pour la douche, il désigne une bassine au sommet d'une armoire : «C'est comme ça, à l'ancienne.» Avec le lit, la pièce est à peu près remplie - il loge sa paperasserie sous le matelas. En ce moment, l'homme se bat pour obtenir un bail de location en bonne et due forme, afin de pouvoir prétendre à une allocation logement. Noble mais laborieux combat. En attendant, il fait la grève du loyer. «J'en ai maaaaaaaarre», lâche-t-il en conclusion de la conversation.
Un peu plus loin dans l'enfilade, une jeune Asiatique, dans un logis un peu plus confortable : deux chambres de service manifestement réunies. Elle bénéficie au moins d'un contrat de location, paie 600 euros par mois (plus 100 euros de charges). «C'est Neuilly», soupire-t-elle simplement. Quelques portes plus loin, une autre famille asiatique, trois personnes entassées, la mère travaillant comme employée de maison pour un des copropriétaires en dessous. «We have no choice» («nous n'avons pas le choix»), lâche-t-elle, faute de pouvoir parler français.
«Bail verbal»
On a pris notre mètre déroulant pour mesurer une chambre standard : 3,2 m × 2,7 m = 8,64 m2 (et seulement 6,4 m² en retranchant l'espace lavabo et les divers conduits). Le compte n'y est pas : la réglementation française interdit toute location d'un logement dont la surface habitable est inférieure à 9 m2 (ou 20 m3, la hauteur sous plafond pouvant parfois permettre de compenser le manque de surface au sol en installant un lit-mezzanine). Il est question de «normes de décence». Encore faudrait-il que les pouvoirs publics soient au courant ou que le locataire précaire ose se plaindre. A moins de 16 m2 pour deux personnes ou 25 m2 pour trois, le logement est considéré comme suroccupé. En cas de «loyer excessif» (c'est-à-dire dépassant, en 2019, 42,47 euros le mètre carré), le législateur avait prévu en 2012 une taxe mensuelle due par le propriétaire indélicat. Elle a disparu au 1er janvier 2020, supprimée par la dernière loi de finances. Ce que l'exécutif a justifié par le fait qu'elle «n'a jamais eu l'effet dissuasif attendu» et faisait «manifestement l'objet d'une sous-déclaration de la part des propriétaires»…
Un cas venu de la résidence Neuilly-Saint-James s'est retrouvé devant un tribunal. Au printemps 2018, une propriétaire demande l'expulsion de son locataire, au motif qu'il serait mêlé à une rixe avec des voisins issus des pays de l'Est - car l'ambiance, au septième étage, n'est pas toujours sereine. Ce dernier prétend que la propriétaire lui fait payer d'avoir demandé l'intervention des services sociaux de la mairie, qui se sont rendus sur place pour constater la «vétusté» de diverses installations et plusieurs «infractions» à la réglementation sanitaire pour une chambre faisant bien moins que les 12 m2 officiellement affichés. En janvier 2019, le tribunal de Courbevoie constate d'abord que propriétaire et locataire sont liés depuis dix-huit ans par un simple «bail verbal». Puis que le logement est incontestablement «indécent». Et enfin que la propriétaire, décidément peu soucieuse de s'encombrer du moindre formalisme, lui aurait signifié son congé sous un mois, alors que le délai légal est de six. Bref, la demande d'expulsion est rejetée. Dans un jugement de Salomon, le tribunal condamne le locataire à payer 1 380 euros d'arriérés de loyer - il s'exécutera vaille que vaille -, mais aussi la propriétaire à lui «remettre les quittances» des loyers effectivement payés, sous astreinte de 50 euros par jour de retard : un an plus tard, il attend toujours…
Tous les riches Neuilléens de la résidence Saint-James ne se comportent pas forcément en marchands de sommeil. Mais tout de même : le 7e étage bruisse du cas d'une chambre de service où pas moins de six personnes se relaieraient le soir pour dormir par tranche de deux heures. De fait, quand on frappe en fin de journée sur l'une des nombreuses portes, elle ne répond pas souvent.
Un locataire d’une des chambres de bonne de 8,45 m² au 7e étage.
Photo Marc Chaumeil pour Libération
Ce scandale du mal-logement a fini par semer la zizanie au sein de la copropriété de la rue Casimir-Pinel. En 2016 puis en 2018, deux propriétaires du 6e étage se sont plaints au conseil syndical de dégâts des eaux à répétition : huit pour le premier, quatre pour le second. L'origine des fuites est rapidement identifiée : la multiplication sauvage d'installations sanitaires (toilettes, douches, lavabos…) pour transformer en «logements» les micro-pièces au-dessus. Un expert en plomberie, dépêché par le conseil syndical, dressera ce florilège : «Appareils sanitaires très dégradés, raccordement pirate de l'alimentation en eau du WC, vétusté et non-conformité des installations, insalubrité des logements»… Le tout accompagné d'une série de photos fort compromettantes. «On est censés être à Neuilly mais c'est la Goutte-d'Or», s'insurge auprès de Libération l'un des propriétaires mécontents. Tout est caché derrière les portes. Dans le couloir, la moquette rouge est impeccable.
Comme tout étage de chambres de bonne, à l’origine, c’est toilettes communes sur le palier, et éventuellement une cabine de douche. A l’arrache, des propriétaires peu scrupuleux ont donc bricolé tout un appareillage en vue de rentabiliser au mieux le moindre mètre carré. Jusqu’à installer des Sanibroyeur, pourtant interdits dans la commune de Neuilly. Des mises en demeure en vue de revenir dans le droit chemin sont restées vaines.
«Audit»
Le président du conseil syndical est bien embêté. Lui-même s'est toujours refusé à louer ses deux propres chambres de service - par principe, un bon point pour lui. Pressé d'agir par les victimes de dégâts des eaux, il reconnaît, dans un mail consulté par Libé, qu'il s'agit d'«occupations anarchiques, non réglementaires et dangereuses», mais dit se faire traiter d'«agent de la Gestapo» par des loueurs, dont deux sont membres de son conseil syndical (contacté, il n'a pas donné suite à nos sollicitations). Son conseil a quand même fini par soumettre à la prochaine assemblée générale des copropriétaires (en mars) le principe d'un «audit sur les chambres de service de la résidence». Mieux vaut tard que jamais.
Libé a tenté de joindre l'une des propriétaires principalement mis en cause, qui fait profession d'«entrepreneur individuel», par mail puis SMS, et enfin quelques secondes au téléphone : «Vous faites erreur, je ne suis qu'une femme de ménage. Je ne sais rien, je ne pense rien.» Par acquit de conscience, on recompose le 06 au cas où on se serait planté : on tombe sur la messagerie, avec une voix qui revendique le vrai nom de la propriétaire-bailleuse… Dieu nous est témoin qu'on aura tout essayé ! Faute de contradictoire, on peut toujours se réfugier derrière ce qui se murmure entre les murs de la résidence de la rue Casimir-Pinel : ces mal-logés sont au moins logés, c'est moins grave que si c'était pire. Dans les couloirs du 7e, on croise une ado de type européen. On lui demande comment va la vie : «Comme ci, comme ça…»
(1) 43 849 euros de revenu disponible médian par an et par «unité de consommation» en 2016 selon l'Insee, contre 20 809 sur l'ensemble de la France métropolitaine. Le revenu médian est celui qui divise la population en deux parties égales : 50 % de la population se situe au-dessus, 50 % en dessous.