«Honte et dégoût dans la fabrication du féminin, l'apparition des menstrues.» Voilà un intitulé on ne peut plus clair. Aux commandes de l'article (1), la sociologue Aurélia Mardon, maîtresse de conférences à l'université de Lille. Auteure d'une thèse sur la socialisation corporelle des préadolescentes, dans laquelle elle analyse la place de la puberté et de l'apparence dans la construction de l'identité féminine, elle s'est très logiquement penchée sur les règles. Précisément l'apparition des premières menstrues (la ménarche) en s'appuyant sur une enquête auprès de jeunes filles et de leurs mères.
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Les jeunes filles sont-elles plus à l’aise aujourd’hui avec leurs règles ?
Il n’est pas simple de répondre à cette question car nous n’avons justement aucune enquête sur la façon dont cela se passait autrefois. S’intéresser aux règles est une préoccupation très récente. On prend enfin cette question à bras-le-corps, ce qui n’était pas du tout le cas lorsque j’ai soutenu ma thèse en 2006. Mon sujet faisait alors complètement figure d’ovni. En tout cas, ce qui ressort de mes travaux, c’est surtout une ambivalence. Alors que les règles sont perçues comme un signe valorisant de féminité et de fécondité, il y a aussi une dimension de honte et de dégoût. Je voulais signaler ce paradoxe.
D’autant que cette honte pousse les jeunes filles à avoir une vision négative de leur corps, qui a quand même le pouvoir extraordinaire de donner la vie ! Autrement dit, les mères valorisent l’arrivée de ce phénomène naturel, elles offrent un livre, une fleur, un gâteau, mais dans le même temps, elles expliquent qu’il faut cacher le sang. De même que la pilosité, d’ailleurs. Elles vont par exemple dire à leur fille de ne pas laisser leurs serviettes périodiques ou leurs tampons de peur que le frère, par exemple, ne tombe dessus… En vérité, le sang d’une blessure n’est pas tabou, pourquoi celui des menstruations le serait-il ?
Mais, au moins, les mères interrogées pour votre thèse abordaient-elles le sujet ?
Oui. En gros, ces mères étaient des postsoixante-huitardes qui ont baigné dans de nouvelles normes éducatives incitant les parents à informer leurs filles sur cette manifestation corporelle et à les y préparer. Certaines de ces mères n’avaient pas forcément été aussi informées, les règles étant associées à la sexualité. Un autre tabou.
Et les pères, là-dedans ?
Les discussions ont très majoritairement lieu entre femmes, mères et filles, sœurs, grands-mères… Les pères sont placés en position d’extériorité. On ne les informe que plus tard et de façon discrète. Cela renvoie à un tabou à ne pas partager avec le sexe opposé. Comme s’il fallait protéger les hommes de cela. J’ai conduit cette enquête il y a une dizaine d’années. Je pense que cela n’a pas beaucoup changé.
Ce qui a changé, c’est que l’on parle publiquement des règles.
Oui, je suis par exemple sollicitée par des associations d’étudiant·e·s, par exemple, pour des conférences. C’est un sujet qui est dans l’agenda d’aujourd’hui. Et il y a enfin une prise de conscience sur la façon dont la domination masculine a connoté de façon négative les règles.
Pourquoi a-t-il fallu tant de temps ?
Le féminisme a beaucoup réfléchi sur les inégalités au travail et de nombreuses recherches ont suivi. La question du corps, la façon dont se construit une représentation inégalitaire du corps féminin, n’était pas abordée. Or le corps aussi est un sujet politique. Et des projections négatives influent sur les jeunes filles. Dans ce combat pour sortir les règles de la honte, les artistes ont joué un grand rôle. En mettant en scène leurs propres règles ou en les représentant, elles ont posé la question du tabou et l’ont rendu visible. Quel autre tabou pèse encore sur le corps des femmes ? La ménopause. Comme l’a montré ma collègue sociologue Cécile Charlap, sur la ménopause, il y a beaucoup de traités de médecine qui renvoient à une… maladie. Une connotation très négative.
(1) Dans Ethnologie française, janvier 2011 (Vol. 41).