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Libération
Reportage

A Fessenheim, «c’est comme si on retirait le clocher du village»

La fermeture programmée de la centrale nucléaire est vécue comme un déchirement pour les habitants, qui redoutent la «dévitalisation» du territoire.
Dans le village de Fessenheim jeudi. (Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 21 février 2020 à 20h31

La banderole syndicale est restée solidement accrochée à la grille du site mais elle porte un mot d'ordre qui a vécu : «La centrale est sûre… Qu'elle dure.» Sur le parking battu par le vent, les salariés se pressent, coupant court aux questions. Les mines fermées ont remplacé les poings levés. «Depuis 2012 et l'annonce de François Hollande [sur la fermeture de la centrale], ils vivent avec ce poids. Là, les médias débarquent et eux ont envie d'avoir la paix», les comprend Vincent Rusch, délégué CFDT, qui décrit la palette d'émotions par lesquelles ils sont passés : «La colère, l'incertitude - ferme, ferme pas -, l'incompréhension et l'indignation depuis que les dates sont figées», dans la nuit de vendredi à samedi pour l'arrêt du premier réacteur, le 30 juin pour le second. Et une question qui a taraudé les 750 agents : partir ou rester ? Reclassements dans d'autres unités EDF avec indemnisation, démissions, départs en retraite et une poignée de créations d'entreprises : la décrue des effectifs a débuté et se poursuivra avec le départ de 160 agents en 2020, pour tomber à 60 en 2025, lors de la phase de démantèlement. «Les gens n'ont pas envie de déraciner leur famille», explique Vincent Rusch. Embauché en 1989, il a suivi une formation d'ébéniste et projette d'ouvrir son atelier.

Vincent Rusch, délégué syndical CFDT de la centrale.

Photo Denis Allard

«Prospérité». Si les salariés sont accompagnés, la fermeture va fragiliser les 300 prestataires et le millier d'emplois indirects et induits qui dépendent de la centrale. Quel avenir attend Fessenheim et ses 2 400 habitants ? «Ici, reprend Vincent Rusch, chacun a grandi avec la vision de ce grand cube blanc» entouré de bois dégarnis par l'hiver, le grand canal d'Alsace en contrebas et, au loin, la Forêt-Noire. «Quelqu'un m'a dit : "C'est comme si on retirait le clocher du village."»

Devant l'église, le panneau d'annonces municipales affiche l'extinction de l'éclairage public «en solidarité» vendredi soir et une soupe populaire éclairée à la bougie. Le maire, Claude Brender, ne lésine pas sur la mise en scène : «La symbolique, c'est qu'on entre dans les ténèbres !» Sur son bureau, une pile de cartes barrées d'un slogan pessimiste : «1978, Fessenheim source de prospérité. 2020, vers une impasse financière.» Fermée, la parenthèse ? Le maire brosse les quarante ans qui ont fait du «petit village perdu dans la partie la plus pauvre et agricole de l'Alsace», à 30 km de Mulhouse, un bourg doté de commerces et de nombreux équipements - école, collège, médiathèque, complexe sportif. En drainant son lot d'ingénieurs et de techniciens supérieurs, la centrale, avec sa manne fiscale, «a créé un îlot de prospérité».

Brender ne décolère pas contre l'Etat qui compensera dix ans, et de manière dégressive, le manque à gagner fiscal de 6,3 millions d'euros annuels, mais prévoit aussi la poursuite du versement de 2,9 millions d'euros par an à un fonds national créé à la suppression de la taxe professionnelle. «On nous vole une rente», tempête l'élu, craignant, avec le départ des familles, des fermetures de classes et un tissu associatif qui s'effiloche : «La dévitalisation nous pend au nez.»

Claude Brender, maire de Fessenheim, jeudi.

Photo Denis Allard

Un projet de territoire a été signé début 2019 entre l'Etat et les collectivités (sauf la municipalité) avec 700 millions d'euros d'investissements; selon la ministre Elisabeth Borne. «Un chiffre fourre-tout qui ratisse large», réfute Brender. Une amélioration de la desserte routière et ferroviaire est prévue, ainsi qu'une zone d'activité pilotée par une société d'économie mixte franco-allemande. Mais «il faut créer les conditions de l'attractivité», rétorque le maire. «Caser 2 000 emplois ici… soupire Pascal, gérant d'une boîte de contrôle technique. Quand une usine ferme, c'est rare qu'une autre la remplace.» Des promesses alléchantes se sont évanouies, comme une usine Tesla ou un «Airbus» de la batterie. «On connaîtra un trou d'air, il faudra cinq ou six ans avant que quelque chose se passe», prédit le boulanger, Michel. En attendant, une cellule a été montée, via un fonds d'amorçage de l'Etat, pour soutenir les boîtes les plus touchées.

Opposant historique à la centrale, André Hatz reproche aux élus locaux de ne pas avoir préparé la transition : «On est allé tirer leur manche, on a proposé des solutions mais ils ne voulaient rien entendre. Pour les politiciens biberonnés au nucléaire, c'était accepter la fin de la centrale.» Il dénonce aussi «un projet fou» de technocentre qui traiterait les déchets métalliques issus de la déconstruction de centrales. Le président de l'association Stop Fessenheim donne rendez-vous sur la digue du canal - «au village c'est un petit peu tendu». Alors qu'un rassemblement contre la fermeture est prévu samedi, les antinucléaires se contenteront d'une conférence de presse à Colmar : «On ne va pas déployer nos banderoles au nez de ceux qui ont peur pour leur emploi.» Mais Hatz rappelle le discours de 1977, «une centrale pour vingt ans, prorogeable à trente» : «Ils ont rêvé d'une centrale éternelle.»

«Risque». Dans les rues du village, on entend parler de «tristesse» et de «dégoût», de «pincement au cœur». Quand on vit de la centrale, on fait avec, en y voyant «une usine comme une autre» et en intégrant le risque. De l'avis de tous, la fermeture résulte d'une «décision politique», ce qui n'est pas un compliment. Près du stade, quatre retraités jouent aux boules. Pierre, ancien mécano, n'a «rien contre la fermeture, mais moi, je suis vieux ! Il y a un risque, quoi qu'on dise, et à un moment, on doit bien changer les modes de production». Mais son partenaire de pétanque, Jean-Marc, ne perçoit pas plus de danger «qu'à côté des sites Seveso le long du Rhin» : «Si ça vit encore ici, c'est grâce à la centrale. Plus loin, les magasins ont fermé, les services publics, j'en parle pas. Je vis à 10 km et c'est le jour et la nuit.»

 André Hatz, le président de Stop Fessenheim, sur le canal du Rhin jeudi.

Photo Denis Allard