L’expert Yves Marignac
(photo AFP)
coordonne le pôle nucléaire au sein de l’Institut négaWatt. Pour lui, la fermeture de la centrale alsacienne n’est qu’une étape d’un long processus en cours.
Que symbolise à vos yeux la mise à l’arrêt du premier réacteur de la centrale de Fessenheim ?
C’est le jalon symbolique d’un changement profond, historique dans la relation que la société française entretient avec le nucléaire. Depuis des décennies, l’atome était devenu le pilier de la politique énergétique française, il représentait aussi l’image de la France, pour les Français comme à l’international. Je suis convaincu que cette page est tournée. Une façon de le percevoir est qu’avant, dès qu’on parlait d’énergie en France, au bout d’une phrase on parlait d’électricité et au bout de deux phrases de nucléaire. Alors qu’aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit, ce n’est plus le nucléaire, mais les énergies renouvelables. Ouverture du marché de l’électricité, évolution du statut d’EDF, concurrence des renouvelables en termes d’offre compétitive d’électricité bas carbone… Que l’on aime cela ou pas, le monde a changé. L’arrêt de Fessenheim n’est que le marqueur de cette transformation. Le fait qu’on ne va pas se retrouver dans le noir, ni payer l’électricité deux fois plus cher à cause de cet arrêt va accélérer ce processus.
Quelles sont les conséquences de cette transformation ?
Désormais, la minorité agissante, ce ne sont plus les Verts qui se battent contre le nucléaire, mais l'industrie nucléaire qui refuse l'idée d'un déclin et résiste. «EDF est comme un cycliste qui doit pédaler pour ne pas tomber», a dit en 2018 son président, Jean-Bernard Lévy. Cette phrase est lourde de sens. EDF s'enferme dans un mouvement perpétuel qui devient une fuite en avant. Le lobby nucléaire a construit pendant des décennies l'image d'un système pérenne, où l'activité continue, où de nouveaux réacteurs remplaceront les anciens, où on gérera tranquillement le démantèlement des installations… Mais cette pérennité n'est plus de mise. Nous entrons dans une nouvelle ère, où le système énergétique évolue et où, on l'a vu lors des deux dernières élections présidentielles, chaque grande échéance politique risque de modifier la politique nucléaire.
A terme, le nucléaire gardera-t-il ou non une place dans notre paysage énergétique ?
La suite de l’histoire, dont l’enjeu pour la France est moins énergétique que géopolitique, n’est pas écrite. Mais un déclin est inéluctable : même si en 2023 l’Etat décidait de lancer la construction de six EPR, on ne reviendra pas à un grand programme nucléaire comme celui des années 70. Dans ce nouveau contexte, la question de la maîtrise des risques nucléaires se posera très différemment et l’implication de l’ensemble de la société dans la gouvernance de ces risques sera plus importante.
Pensez-vous vraiment que la société s’emparera de ces questions ?
Je l’espère. Car, quoi qu’il arrive, se profile, à terme, l’arrêt et le démantèlement des 58 réacteurs nucléaires du pays et le repli de tout le complexe industriel associé, dont l’usine de retraitement de La Hague (Manche). J’espère un vrai débat sur la gestion de ce démantèlement, des matières et des déchets radioactifs… Avec une vision positive de cette transformation, qui s’accompagne de vraies opportunités : la transition énergétique peut créer de nombreux emplois.
Celle-ci a pris du retard, qu’il s’agisse du déploiement des renouvelables ou de la rénovation thermique…
Bien sûr, car le réflexe dominant reste le «tout nucléaire, tout électrique». Le report par le gouvernement de l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix électrique de 2025 à 2035 est révélateur d’une incapacité à agir liée à ce vieux réflexe. Et les arbitrages rendus sur la future réglementation environnementale des bâtiments réouvrent la porte au chauffage électrique peu performant, une absurdité motivée par la seule nécessité de maintenir le parc nucléaire. L’absurdité consiste aussi à raisonner de façon statique, dans un système figé, et non en dynamique. Il ne s’agit pas de regarder la photo actuelle et de dire «fermer Fessenheim implique de produire l’équivalent avec du charbon», mais de savoir dans quoi il faut commencer à investir aujourd’hui pour remplacer à terme les 58 réacteurs à fermer. Pour rester «bas carbone», il n’y a que trois options : la maîtrise de la demande, les renouvelables ou le nouveau nucléaire. Ne restons pas trop enfermés dans un schéma de pensée hérité des années 70. Je suis persuadé qu’une mutation profonde est à l’œuvre, dont le symbole est la fermeture de Fessenheim.