Des vignes et des usines, une terre de droite où le centre se passe des marcheurs, du bleu Marine dilué, du rouge (à boire) et du vert (au programme)... Les partis, comme l’Etat, sont tenus à distance de la campagne municipale à Belleville-en-Beaujolais, deuxième ville du Rhône. Après vingt-cinq ans de mandat, le radical Bernard Fialaire laisse son siège, convoité par l’un de ses conseillers municipaux, délégué au développement durable et à l’environnement.
Episode 1
Un ancien maire aux bons soins de la commune
Bernard Fialaire, médecin, termine en 2020 son 3e mandat municipal et ne se représente pas aux nouvelles élections.
«Certains de mes patients découvrent que je suis maire», se marre Bernard Fialaire, qui ne le sera bientôt plus. A 62 ans, ce médecin généraliste ne briguera pas de cinquième mandat à la tête de Belleville-en-Beaujolais. Avant 2019, on disait Belleville-sur-Saône. En fusionnant avec le village d'à côté, Saint-Jean d'Ardières, cette commune nouvelle de 13 000 habitants est devenue la deuxième du Rhône. Le bourg, entouré de vignes et collé à l'A6 entre Lyon et Mâcon, s'est avantageusement étoffé ces vingt dernières années.
Le maintien, sur son territoire, d’une activité industrielle (avec l’historique Berthoud, qui produit du matériel agricole) et les promesses du développement de la zone d’activités Lybertec ont permis de repousser les effets de la crise du beaujolais. C’est un cocktail de monoculture, de surproduction et de gros marketing qui tache qui a signé au milieu des années 90 la disgrâce de ce terroir et de son primeur. Laissant à ses producteurs non pas un goût de banane, mais une amertume longue en bouche, bien souvent traduite par un vote FN (aujourd’hui RN) aux élections.
A l'exception des échéances locales, telles les municipales : voilà ce qui explique que Belleville a été gouvernée durant vingt-cinq ans par un centriste, radical du MRSL après avoir été UDF puis UDI. Egalement conseiller départemental et président de la communauté de communes Saône-Beaujolais, Bernard Fialaire est petit-fils de maçon, proche de Jean-Louis Borloo, réfractaire à Charles Millon comme à Laurent Wauquiez et «élu pour faire bouger les choses», dit-il.
Rue de la République.
En 1955, Belleville comptait 3 500 habitants ; en 1975, presque le double : «Le maire, un radical déjà, a tout construit : la piscine, le collège, la sortie d'autoroute.»
Mais vingt ans plus tard, la population a reculé de 10 %, plus rien n'est sorti de terre, constate Fialaire en prenant les rênes de la ville : «Tous les paysans bloquaient les terrains, mon obsession a été de redémarrer l'économie.» Aujourd'hui, le taux de chômage avoisine les 6 % à Belleville et la médiathèque, portée par l'intercommunalité, a fait 300 000 entrées à son ouverture en 2015.
L'année précédente, faute de liste concurrente, Bernard Fialaire avait été réélu avec 100 % des voix au premier tour (et un taux d'abstention de 54 %). Il vise désormais les sénatoriales, sans pour autant laisser tomber ses consultations. Celui qui hésitait, bac en poche, entre médecine et Sciences-Po (il a fait les deux finalement) a résolu son dilemme au contact du pouvoir : «J'ai besoin de mes malades pour voir des gens sains, car dans le monde politique, ce sont de grands malades !»
Episode 2
Un vote frontiste à géométrie variable
Il est un paradoxe en Beaujolais : alors que le vote frontiste bat des records aux élections nationales dans ce terroir viticole du Rhône, il ne se traduit pas par une implantation locale marquée. Belleville-en-Beaujolais, à une demi-heure de Lyon, n’échappe pas à cette règle tordue. Depuis 1995, la famille Le Pen fait sensation au premier tour de chaque présidentielle dans cette commune de 13 000 habitants. Deux exceptions : 2007 et 2012, où les Bellevillois ont préféré miser sur Sarkozy, en chasse ouverte des électeurs d’extrême droite. Au second tour, la droite «de pouvoir» gagne toujours. Mais les scores frontistes sonnent comme un avertissement des habitants du cru.
Pourtant, aux municipales, il n’y aura pas de liste RN à Belleville, par manque de recrues. Ce n’est pas faute d’avoir essayé : dès le 18 octobre, le parti organisait un meeting dans la ville pour introniser sa tête de liste, Patrick Antoine, délégué local du RN. Les huiles avaient fait le déplacement pour poser à côté de leur poulain : le député européen Jordan Bardella, la conseillère régionale Agnès Marion, le responsable départemental Antoine Mellies, proche de Marion Maréchal.
Las, deux mois plus tard, Patrick Antoine a abandonné. A Belleville, les mauvaises langues disent qu'il n'est pas parvenu à réunir plus d'une demi-douzaine de colistiers. «Il y a d'abord un facteur général : la désaffection des gens pour l'engagement qui concerne tous les partis politiques. Et nous sommes en transition. Le nouveau clivage entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen n'a pas encore ruisselé dans tous les territoires», philosophe Antoine Mellies. Le trentenaire, patron de la fédération rhodanienne depuis cet été, reconnaît aussi avoir retenu les leçons de 2014.
Plus question de coller à tour de bras l'étiquette Bleu Marine sur n'importe qui : «On a souhaité mettre en place un profilage plus exigeant de nos candidats. Il faut aussi que ce soit de bons élus d'opposition : c'est un mandat très ingrat, qui demande une certaine endurance.»
Le Beaujolais reste bien une terre à prendre pour son camp. A condition de dépasser la seule logique contestataire, également généreuse à Belleville envers le Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan. Depuis le milieu des années 90, avec la crise de l'export du vin primeur, «l'angoisse des gens d'ici, ce n'est plus la grêle ou les intempéries, c'est le marché et l'étranger», explique Bernard Fialaire, le maire sortant UDI de Belleville : «Dans l'imaginaire des agriculteurs, ce sont les marchés qui les mènent en bateau, ils travaillent comme des fous pour même pas un smic, ils ne maîtrisent rien, donc ils en veulent à la terre entière.»
Episode 3
«Un maire ex-vigneron comprendra mieux»
Elle a le rire facile, Manon Bernillon. La longue fille brune, reflets au henné, rigole quand on lui demande si elle compte aller au meeting de Frédéric Pronchéry, «le» candidat de Belleville-en-Beaujolais. Donné favori, déjà conseiller municipal, il est l'héritier du maire sortant, le centriste Bernard Fialaire, réélu en 2014 avec 100 % des voix, faute d'adversaire. Réponse ravie de Manon : «Absolument pas.»
A 22 ans, cette native de Belleville vient de créer son exploitation : 8 hectares en métayage de beaujolais, dont le raisin est revendu à la cave coopérative qui deale avec les négociants. 50 % du chiffre de la récolte va au propriétaire des terres, le reste pour elle. Manon a fait sa première vendange en 2018. «Pour l'instant, j'arrive à me tirer un salaire de 800 euros par mois, explique-t-elle. Au bout de quatre ou cinq ans, on peut avoir un revenu correct, ça va, je vis encore chez mes parents.» Ils sont également viticulteurs et c'est d'eux qu'elle tient ses infos sur la politique locale. Bernard Fialaire ? «Ils le trouvent très bien mais ils sont contents que ça se renouvelle.» Frédéric Pronchéry ? «C'est un ancien viticulteur, un ami à eux. Avoir un maire qui était vigneron avant, ça peut faire qu'il comprendra mieux.» Quel que soit l'élu, Manon veut «pouvoir travailler tranquillement», refusant «qu'ils nous pondent des normes n'importe comment».
Le dernier dossier qui fâche les cultivateurs du Beaujolais, c'est la mise en place des zones de non-traitement au 1er janvier : «On n'a plus le droit de traiter à moins de dix mètres d'une maison, plus exactement des limites de propriété, et ici, ça pose rapidement problème», regrette-t-elle. D'autant qu'à Belleville, hormis la viticulture, l'un des principaux employeurs est l'usine Berthoud, qui fabrique depuis 1895… des pulvérisateurs pour la vigne. Manon voulait devenir tailleuse de pierre, mais n'envisageait pas de quitter son «pays». Après un bac pro à Dijon, faute d'un job à domicile dans sa branche, elle a «naturellement» repris racine au milieu des ceps. Au premier tour de la présidentielle, elle se souvient vaguement avoir voté pour «un pas connu bien de droite», sans doute Nicolas Dupont-Aignan, avant d'opter pour Emmanuel Macron : «Il essaie d'imposer des nouveautés alors que d'autres se sont beaucoup écrasés face aux grèves.» Elle en veut un peu aux gilets jaunes, dont l'acte I, en novembre 2018, a gâché le lancement du beaujolais nouveau. Quand Manon sort avec ses copines, elle va dans les bals ou «boire un coup dans les bars de village» qui n'ont pas encore disparu. «Si tout va bien, je devrais faire ça toute ma vie.» Rire clair.
Episode 4
«Ecrivez-le, qu’il y a beaucoup d’injustice»
La cité d’Aiguerande, le 20 février.
Photo Romain Etienne. Item pour Libération
Terre de pinard, Belleville-en-Beaujolais, 13 000 habitants, a aussi sa cité , Aiguerande, classée «quartier politique de la ville» en 2015, concentré de précarité et d'empêchement social. «Ça reste tranquille, tout le monde se connaît», relativise Maxime, 19 ans, au pied d'une tour bâtie pour pas cher dans les années 60. Sur la politique locale, le ton est poliment narquois. C'est Nicolas, 42 ans, qui se lance pour tailler un costard serré à Bernard Fialaire, le maire en place depuis 1995, qui ne se représente pas cette année. «Il faut le virer parce qu'il n'a pas fait grand-chose pour les jeunes, pour pas qu'ils rouillent ici», dit-il. La MJC a fermé en 1999 mais on vante la médiathèque toute neuve, à dix minutes à pied. «Elle n'a touché qu'une partie de la population», balaie Nicolas. La piscine, l'été ? «Il faut payer et pas beaucoup de jeunes aiment mettre un moule-bite.»
Le peu d'attrait pour le slip kangourou suffit-il à expliquer la défiance ? Nicolas travaille à temps partiel dans la restauration pour 900 euros. Sa voiture, en panne, reste au parking. «L'an dernier, j'étais au RSA et je bossais au black, je gagnais le double, je pouvais assumer ma caisse, ma vie complète.» Sa carte électorale, Nicolas ne l'a pas faite «depuis [sa] naissance» : «Mieux vaut ne pas voter, ce n'est pas mon opinion qui va changer quelque chose.»
La cité d’Aiguerande, le 20 février.
Photo Romain Etienne. Item pour Libération
A ses côtés, Maxime estime avoir passé son «moment de zoner», son «âge de galère». Après un CAP plomberie, il est suivi par la mission locale et vient d'obtenir son code. Postuler à un emploi sans avoir le permis relève du vœu pieux dans ce territoire rural. Alors que le jour s'évade à l'horizon des barres, la discussion glisse sur les forces de police. Pas la municipale, mais les gendarmes qui «font des barrages» au cœur du quartier. «Ecrivez-le, qu'il y a beaucoup d'injustice. Comme on vit dans des logements sociaux, on est forcément des délinquants», peste Aymeric, 62 ans et toute une vie passée à Aiguerande.
Azad, 15 ans, arrive sur son vélo. Les flics qui le contrôlent, il les connaît par leur prénom - «je les vois le samedi avec leurs enfants au McDo» - ou leur surnom : «Il y en a un qu'on appelle Grand Corps malade parce qu'il frappe tout le monde. Alors, on se met à courir…»
Episode 5
Un fil vert pour étoffer le bilan du maire
Elodie Perrichon, à Belleville-en-Beaujolais, le 20 février.
Elodie Perrichon «aime bien construire», mais sans béton. C'est le seul reproche qu'elle adresse aux mandatures de Bernard Fialaire, le maire centriste sortant de Belleville-en-Beaujolais : «C'est quelqu'un de très humain, qui a toujours été modéré et à l'écoute de tous, il a fait de son mieux pendant vingt-cinq ans», juge-t-elle. L'élu, médecin généraliste, conseiller départemental et président de la communauté de communes Saône-Beaujolais, s'est employé à relier le cœur ancien de Belleville au centre commercial périphérique et a fait édifier une médiathèque, juste à côté d'une station d'épuration dernier cri. Il est également parvenu à ancrer des employeurs pour enrayer la dépopulation de cette campagne située à une demi-heure de Lyon. «Il a toujours équilibré les budgets, les impôts n'ont jamais bougé», souligne Elodie Perrichon.
C'est aujourd'hui l'un des conseillers municipaux, Frédéric Pronchéry, délégué au développement durable et à l'environnement, qui est donné favori pour reprendre son fauteuil. L'homme promet d'étoffer ce bilan d'un fil vert et participatif devenu vital pour Elodie Perrichon. A 37 ans, la brune volubile figure d'ailleurs sur la liste de Pronchéry. La spécialité de cette mère solo de trois filles, c'est la mobilisation citoyenne. «Forcément plutôt un peu à gauche», elle ne veut pas se «coller d'étiquette» mais revendique l'urgence écologique.
Dans le local de l’association l'Effet papillon.
Photo Romain Etienne. Item pour
Libération
En 2017, elle a créé l'association l'Effet papillon pour organiser des vide-greniers, des rencontres thématiques. La structure vient d'inaugurer une boutique gratuite dans le centre de Belleville. Un coup de peinture, une déco à base de récup et des brassées de vêtements donnés : sans condition de ressources, les habitants peuvent y piocher cinq articles chacun tous les quinze jours. Quand Macron a lancé l'idée du grand débat fin 2018, elle a notamment organisé un échange entre «gilets jaunes et gilets verts» : «Au début, tout le monde avait des a priori, puis ils se sont rendu compte qu'ils luttaient contre les mêmes multinationales.»
L'engagement de la militante s'arrête paradoxalement au pied de l'isoloir. Elle reconnaît en grimaçant qu'elle ne vote pas : «Pas besoin de donner ma voix pour ouvrir ma gueule.»
Episode 6
«La politique, c’est ce qu’on fait là, ce soir»
Frédéric Pronchéry, tete de liste et actuel conseiller municipal, présente le programme qui accompagne sa candidature, lors d'une réunion publique, le 20 février.
Libération
Elles et ils sont retraité(e)s, infirmière, artisan, assistante d’éducation, notaire, assureur, secrétaire, opticien, pharmacienne, cadre en ressources humaines… La plus jeune a 23 ans et il y a une poignée d’adjoints au maire sortants. Ce jeudi 20 février, les 37 membres de la liste de Frédéric Pronchéry se tiennent debout, alignés face aux rangs de chaises de la salle communale de Belleville-en-Beaujolais. Une petite centaine d’habitants leur font face, essentiellement des têtes blanches. Frédéric Pronchéry n’est pas un inconnu dans cette ville de 13 000 habitants : conseiller municipal délégué au développement durable et à l’environnement, il est entré en politique en même temps que le maire centriste Bernard Fialaire, qui passe la main au terme d’un quatrième mandat.
La liste de Pronchéry a été faite «avec beaucoup de sang frais» pour être «très représentative de notre société», vante l'aspirant maire, 53 ans, ancien viticulteur aujourd'hui chef d'entreprise : «On est sans étiquette, pas parce que c'est la mode avec Macron, mais parce qu'il y a des gens bien partout.» Cet œcuménisme a une limite : «Les extrêmes.» «S'il y a des contradictions, tant mieux, mais il faut surtout pouvoir beaucoup discuter», précise-t-il. Dans le Beaujolais, le vote frontiste bat des records aux élections nationales mais n'est jamais parvenu à s'imposer lors d'échéances locales.
Photo Romain Etienne. Item pour
Libération
C'est en composant des groupes de travail thématiques que la liste de Pronchéry, donnée favorite, a bâti son programme. Le candidat avertit : «Plus un scientifique ne dit pas que nous sommes engagés dans un bouleversement climatique, on va vers des jours pas très optimistes, ça va avoir des répercussions énormes pour nos enfants et nos petits-enfants.» L'assistance opine. Alors que la communauté de communes Saône Beaujolais s'est engagée sur l'objectif «territoire à énergie positive» à l'horizon 2050, Frédéric Pronchéry vise 2040 pour Belleville. «Un développement harmonieux en matière d'urbanisation, poursuit-il, ça veut aussi dire qu'il faudra bien qu'on laisse un jour un peu nos voitures.»
Photo Romain Etienne. Item pour Libération
Dans le Rhône, la gare de Belleville est celle qui connaît depuis dix ans la plus forte progression pour ce qui est de la fréquentation. Mais ce n'est pas le maire qui en a les clés, rappelle Pronchéry, appelant les administrés à «ne pas hésiter à mettre la pression» aux «vrais décideurs», l'Etat et à la région en l'occurrence. Et d'annoncer la création d'un comité consultatif d'habitants. «Ce que le citoyen n'aime plus, ce sont les partis politiques. Mais la politique, c'est ce qu'on fait là, ce soir.» Applaudissements. «Et comme ça se finit toujours bien dans le Beaujolais, on boit un verre ?»