Qui va prendre Lille le 22 mars ? Martine Aubry, la maire socialiste et ancienne secrétaire nationale du parti, ambitionne un quatrième mandat. Elle tient la ville depuis 2001. Elle avait pourtant dit qu’elle raccrocherait, mais la déroute du PS et le manque de dauphins capables de garder la ville dans le giron de la rose l’a poussée à se représenter. La droite, qui part divisée, estime avoir un coup à jouer, dans un scrutin plus ouvert que d’habitude, et parie sur l’usure du pouvoir. Avec en tête de gondole LREM Violette Spillebout, l’ancienne directrice de cabinet d’Aubry, qui attise la compétition.
Libération s'est offert une tournée des zincs lillois, du centre et des autres quartiers, bourgeois, populaires ou branchés. Avec un constat : Martine Aubry fait la course en tête, elle reste la plus connue dans les troquets, et a conservé un capital sympathie, même si son caractère – autoritaire – et sa gestion du pouvoir sont critiqués. Ce que confirme le sondage Ifop-Fiducial paru ce vendredi matin dans la Voix du Nord. 35% au premier tour pour la maire sortante, et son challenger est Stéphane Baly, la tête de la liste EE-LV, avec 21% des intentions de vote. Aux comptoirs lillois, le dossier de la friche Saint-Sauveur, qu'Aubry voudrait construire, et les écolos transformer en large espace vert, est un sujet de discussion récurrent. Spillebout, souvent citée spontanément dans les bars, un des gains de sa campagne commencée très tôt, plafonne à 14%.
Au Malaga : «On l’aime tous, Martine»
Au Malaga, on se sent oubliés de la campagne.
«Personne n’est venu jusqu’ici nous expliquer les programmes ! Il n’y a que la police municipale, qui vient photographier les voitures devant les cafés arabes, pour les PV.»
Yagoub, 61 ans, a le verbe haut et l’indignation à fleur de peau. Ses amis approuvent.
«Ils sont tous là-bas au marché à tracter, mais ils devraient venir dans les quartiers sensibles, aller dans les familles, parler avec les mères»,
s’énerve Ahmed (1), la trentaine. Il évoque le trafic de drogue, qui a pris de l’ampleur.
«Avant, il y avait du budget pour les jeunes, dans les maisons de quartier, pour qu’ils ne dérivent pas.»
Situé dans une partie populaire du quartier de Wazemmes, le Malaga est l'une de ces cafétérias fréquentées surtout par des hommes d'origine maghrébine. «Un fief algérien, rit Abdel, 51 ans, chauffeur de bus. Je viens ici discuter avec les copains. On parle pas trop de politique, plutôt de sport.» Il est 10 heures, le marché de Wazemmes a dressé ses étals au bout de la rue et la télé est déjà branchée sur RMC Sport. On entre, on sort, on avale vite fait un petit noir. Ils les connaissent, les têtes de liste ? Les sourcils se froncent : «On m'a dit que le maire de Marcq-en-Barœul est candidat. Il est de droite, mais il est pas mal», avance Boumediène, 58 ans, formateur.
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C'est presque ça : Marc-Philippe Daubresse, ministre du Logement sous Raffarin, a été longtemps maire de Lambersart, autre ville voisine de Lille. Quid de Violette Spillebout, la candidate LREM, ex-directrice de cabinet de Martine Aubry ? Moue généralisée, le nom dit très vaguement quelque chose. «Elle n'a pas travaillé à la mairie ?» Et la liste EE-LV, annoncée deuxième au premier tour par les sondeurs ? Peu d'enthousiasme. «C'est pas à l'échelle d'une seule ville comme Lille qu'on peut changer les choses», tranche Ahmed. Et puis, il y a Martine Aubry. Yagoub : «On la voit moins qu'avant, mais attention, ici, on est des Français socialistes. On l'aime tous, notre Martine, et on la connaît. On connaît aussi son père, Jacques Delors, un ministre. Et elle était l'élève de Pierre Mauroy, l'ex-maire de Lille.» Avec ce double adoubement, la voilà encadrée, Aubry, qui candidate tout de même pour son 4e mandat. Protestataire et abstentionniste, Ahmed montre un selfie avec elle, tout content : «Elle ne les fait pas, ses 69 ans, hein ?»
(1) Le prénom a été modifié.
Au Comptoir de Cana, de Jérusalem à LREM
Sur la pompe à bière trône une papamobile avec un pape François à la tête oscillante, une variante du chien-gadget à l'arrière des voitures. C'est sous-entendu avec humour, mais sérieux : le Comptoir de Cana est un bar catholique, en plein Vieux-Lille, quartier chic et de fête. Les homosexuels sont les bienvenus, précise l'association qui le gère, et les bénéfices reversés à des projets caritatifs. A la fin du mois, des partisans d'Europe Ecologie-les Verts viendront y débattre. Mais pour ce mercredi soir, c'est apéritif-rencontre sur le pèlerinage de Jérusalem. Pur hasard, le conférencier est sur la liste La République en marche (LREM) menée par Violette Spillebout.
Mais nul n'est prophète dans son pays. Une habituée du bar, Lucille, 44 ans, agente spécialisée des écoles maternelles, ne peut pas la voir en peinture. Elle n'a pas du tout aimé la manière de Spillebout de s'imposer à la place de Valérie Petit, députée macroniste de Lille, pour l'investiture de LREM. «Valérie Petit vient de rejoindre la liste de [Marc-Philippe] Daubresse [candidat Les Républicains, ndlr], et ça me fait très plaisir pour elle. Pourtant, je ne suis pas de droite.» Lucille est tendance La France insoumise.
Gaspar, justement de centre droit, étudiant en communication à l'université catholique de Lille, est plus dubitatif : ça ne lui a pas trop plu, que Valérie Petit claque la porte de son parti. Lucille l'entreprend : «Tu oublies un truc, c'est Violette qui n'était pas LREM et qui a gagné.» De toute façon, Gaspar ne s'est pas encore fait une idée précise. Il apprécie Martine Aubry (la maire sortante, Parti socialiste), qu'il connaît par sa participation au conseil municipal des jeunes. «J'attends surtout les débats, pour voir les reparties des uns et des autres.»
Les deux sont d'accord, les programmes se ressemblent tous : plus d'environnement, plus de sécurité. Une voix posée les interrompt : «Vous parlez de Violette. Moi, je l'aime bien, Violette.» Pim's, le petit chien de Didier, 68 ans, posé sur les genoux de son maître, approuve d'un aboiement. Didier, agent immobilier à la retraite, énumère : «Un, elle a l'expérience municipale. Deux, elle est courtoise, elle est capable de dire bonjour à des gens simples, pas qu'aux gens importants. Trois, elle a une excellente présentation, je ne vais pas dire un beau cul, mais une aura.»
Lucille, qui l’écoute à peine, éclate de rire, elle suit sur Facebook le compte Jesus Cric. En photo de profil, une croix qui soutient une voiture. Ils aiment bien les vannes, au Comptoir de Cana, et les opinions politiques différentes. Mais les cathos rencontrés ont un point commun : ils votent. A la dernière municipale lilloise, l’abstention était à 53 % au premier tour.
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Au Switch ou bien : «Aubry, c’est une taulière»
«Merci, Pierrot !» Au bar le Switch ou bien, on lève son verre à la mémoire de Pierre de Saintignon, le premier adjoint aux affaires économiques de Martine Aubry, mort l'année dernière. Son fidèle des fidèles, «ils étaient comme frère et sœur», dit Marco, 39 ans, entrepreneur. Il a connu les débuts d'Euratechnologies, le pôle numérique lillois, porté par Saintignon. A cette époque il venait de créer sa start-up. «Tout le monde lui a ri au nez, mais quand on voit aujourd'hui l'impact sur l'emploi, sur la région, sur nos boîtes…»
Il en reste admiratif. «C'était un vrai projet. Une ancienne usine textile transformée en pôle d'innovation, qui transforme le quartier.» Son pote Tom, entrepreneur lui aussi, l'interrompt : «On peut dire ce qu'on veut, la French Tech est née ici.» Les gens d'Euratechnologies ont la reconnaissance du ventre : même le groupe de jeunes business-développeurs politico-sceptiques l'admettent, à contrecœur : «C'est le top, ici.» Happy hours, boissons à moitié prix, c'est l'afterwork et les shoots défilent. Un d'eux, tout de même : «C'est tombé quand l'inauguration ici, c'était pas au moment d'une de ses réélections, à Martine Aubry ?»
La maire sortante, c'est une autre paire de manches, en effet : «Autant Saintignon était à l'écoute de notre métier, autant Aubry n'écoute rien», soupire Marco. «Au bout de trois minutes, elle va parler de Macron. C'est une obsession.» Il n'apprécie pas son côté dame de fer : «Elle est capable de mettre une claque à un collaborateur comme de ramener un SDF dans sa propre voiture», imagine-t-il. Marco a voté Macron à la présidentielle. «Je fais partie de ceux qui ne regrettent pas forcément. Si j'étais logique avec moi-même, je devrais voter Spillebout.» Mais il estime qu'En marche s'est fourvoyé. «C'était la guerre nucléaire avec Valérie Petit [députée, candidate elle aussi à l'investiture, ndlr].» Il lui reproche aussi d'être une ancienne collaboratrice de la maire socialiste et d'être passée à LREM. «Aubry va mettre un point d'honneur à la décrédibiliser.»
Tom se marre : «C'est une taulière, Aubry, Lille c'est chez moi, et ça restera chez moi.» Marco va voter pour elle, à cause d'Euratechnologies. «On est les premiers bénéficiaires, c'est un vote de respect et de continuité.» Tom choisira le blanc, par principe, lassé du show politique et médiatique. De toute façon, il habite Lambersart, la ville voisine. Mais au fond, ils savent Aubry incontournable : «Elle est devenue iconique, le symbole du PS et de Lille.»
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Au Café citoyen, «Je ne demande pas un Central Park, mais quand même»

«Les municipales ?»
Tom, l’un des six associés du Café citoyen, un bar écologiste, féministe et locavore du centre-ville lillois, pose une tirelire en carton sur le comptoir. Les clients peuvent y glisser des sous pour soutenir l’opposition au projet d’aménagement de l’ancienne gare Saint-Sauveur, défendu par la maire PS, Martine Aubry. La municipalité voudrait transformer la friche en quartier avec espaces verts, piscine olympique et logements, dans une ville qui en manque. Mais le centre-ville manque aussi de nature, rappellent ceux qui souhaitent préserver ces 23 hectares de biodiversité, plan B à l’appui adressé aux candidats au beffroi. Enjeu de l’élection locale, le projet est gelé, après des recours en justice.
Ici, le devenir de Saint-Sauveur colle aux préoccupations de plus en plus généralisées sur l'urgence climatique. «Il y a pas mal de pistes cyclables, mais Lille n'est pas une ville très paysagère, glisse Lucie, 29 ans, au comptoir. Il n'y a pas assez de vert, pas d'eau…» Au premier étage, Marine, enseignante de 27 ans, attablée devant une soupe de panais, dit que c'est pour ça qu'elle votera écolo. «Je ne demande pas un Central Park mais quand même… J'ai étudié à Lyon, il y avait plus de monde et plus de parcs», avance cette habituée du café. Un lieu «politisé mais pas partisan», insistent deux autres associées en plein service.
L'endroit brasse des militants et des clients entrés là par hasard. On y collecte des vêtements pour les réfugiés et les sans-abri, on discute des façons de se réapproprier l'espace public, on consomme local et bio… Pour certains, comme Victor, 27 ans, venir ici est aussi politique que de ne pas aller voter au prochain scrutin. Il assume son abstention, fruit d'un ras-le-bol «de toujours choisir le moins pire». Au dernier étage, Morgane, 33 ans, en chaussettes, les jambes étendues sur une banquette, partage sa vision. «On nous parle tout le temps de conscience écologique. J'ai vu les programmes arriver dans ma boîte aux lettres. Je n'y trouve rien. Ce sont juste toujours les mêmes mots clés.»
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Tous les prétendants à la mairie rivalisent de propositions pour verdir Lille, encourager les mobilités douces et améliorer la qualité de l'air d'une ville régulièrement concernée par les pics de pollution aux particules fines. «C'est de la démagogie, faut montrer qu'on sera meilleurs que les autres, tranche Morgan. Je ne leur fais pas confiance. Dans une élection, le seul but, c'est de rassembler des voix.» A moins d'un mois du premier tour, personne n'a la sienne.
Au Loto, «avant, j’étais pour Martine mais elle devrait passer la main»
Au Loto, bar PMU populaire de l'hypercentre lillois, à dix minutes à pied de la gare Lille-Flandres, tous les regards sont tournés vers les écrans de télévision pour parier en temps réel sur les chevaux. «Les municipales, c'est comme le tiercé, s'amuse Emiliano, 58 ans. Des favoris, des outsiders… Faut sentir l'ambiance.» Son pronostic pour Lille ? «Martine Aubry en tête, La France insoumise en deuxième et LREM en troisième !»
Tous les parieurs croisés au Loto misent aussi sur la victoire de la maire socialiste, en lice pour un quatrième mandat. Pour ce premier mardi des vacances scolaires, le bar est moins fréquenté que d'habitude, remarque Yann, le patron. Parmi les fidèles, il y a Kamel, un bonhomme truculent, qui considère, d'une voix forte, que «Martine mérite un dernier combat». «J'ai du respect pour elle mais pas pour son entourage», bougonne le joueur avant de se replonger dans ses paris. «Je n'ai pas encore d'idées mais je vais voter !» résume Jean, 55 ans, lui aussi plus préoccupé par les courses de chevaux que de celle au beffroi.
A côté d'un corner PMU, rempli de grilles encore vierges, Boakye, 54 ans, nous invite à le rejoindre d'un signe de la main. «Moi j'aimerais m'intégrer et voter… J'ai un travail, je suis électricien dans le bâtiment. Je vis à Lille depuis 1984 mais je n'ai pas la nationalité française alors je ne peux pas voter.»
Sa femme, elle, choisira Martine Aubry. Ce qu’il approuve. Il se rapproche d’une télé. Trois hommes en bleu de travail entrent commander un café pendant qu’au coin tabac, les clients défilent pour des clopes et des jeux à gratter. La porte s’ouvre et se ferme en permanence.
Au milieu de l'agitation du café, Emiliano fixe son écran, impassible. On tire une chaise en face de lui. «Avant, j'étais pour Martine mais comme beaucoup, je suis pour qu'elle passe la main. J'aurais aimé qu'elle ne se présente pas malgré ce qu'on lui doit au niveau conscience politique sur les 35 heures.» Ce médecin, fils de mineur, garde en mémoire la victoire de Mitterrand comme principal souvenir d'un Parti socialiste dans lequel il s'est longtemps reconnu.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui : «Le PS est à la ramasse. Aubry ne met même plus son parti sur les flyers.» Sur son programme, l'équipe de la maire sortante a il est vrai privilégié le bleu au rose. Le nom du PS apparaît à quelques endroits sous les noms de certains colistiers et en dernière page, parmi d'autres logos, notamment ceux des communistes et des radicaux de gauche. Pour Emiliano, c'est le signe que pour la maire actuelle, mieux vaut «avancer à visage masqué pour gagner».
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Aux Frères Pinard, le macronisme, c'est rédhibitoire
Début de soirée chez les Frères Pinard, un bar à vins indépendant décoré comme un salon de thé scandinave, niché dans une rue semi-piétonne du chic Vieux-Lille. L'adresse cible une clientèle de jeunes actifs, plutôt classe moyenne supérieure. Parmi les touristes, les amis et les amoureux présents ce mardi soir, il y a peu de futurs électeurs lillois. Beaucoup vivent ou sortent à Lille mais votent ailleurs. Sur une table haute, près de l'entrée, Elise, médecin de 44 ans, devient l'exception. «Oui, oui, je vote ici et je sais déjà pour qui : ce sera Martine [Aubry] !»
Avec ses deux amies psychomotriciennes, elle partage une planche de charcuterie fine et un rejet du macronisme. «Je ne connais qu'un autre nom dans la campagne, celui de [Violette] Spillebout.» L'ancienne directrice de cabinet d'Aubry conduit la liste La République en marche. «Pour moi c'est rédhibitoire. Même si le socialisme n'existe plus, ce sont toujours mes valeurs», enchaîne Elise. Mère de deux enfants âgés de 12 et 9 ans, elle se réjouit de la richesse des activités extrascolaires. Ses copines, Cécilia, 28 ans, et Claire, 31 ans, ont quitté Paris pour Lille, depuis huit mois pour la première, et trois ans pour la seconde. Elles n'ont pas fait les démarches pour voter à Lille mais adhèrent au choix Aubry de leur amie. Ici, elles ont plus que doublé leur surface habitable et profitent d'un coût de la vie moins cher que dans la capitale. Elles disent avoir conscience que leur arrivée puisse participer à la gentrification de la ville, mais les deux trentenaires ne repartiraient à Paris pour «rien au monde».
«Je trouve que c'est une ville accessible même aux revenus modestes. Il y a plein d'événements gratuits tout le temps. Il y en a pour tout le monde, avec ou sans enfants. [Le festival] Mange Lille, Saint-Sauveur, c'est génial», s'enthousiasme Claire. «On a une qualité de vie ici qui n'a rien à voir. Est-ce que ça tient à Martine ou pas ?» s'interroge Cécilia. «Sûrement, elle tient la ville depuis longtemps», enchaîne Claire. Vingt-cinq ans au pouvoir municipal.
Les trois copines apprécient d'avoir moins de voitures en ville et de pouvoir tout faire à pied, parlant des métros parisiens comme d'un vieux cauchemar à oublier. A ce sujet, Germain, l'un des deux associés à la tête du bar, entend encore parfois des réticences chez ses clients toujours attachés à leur automobile. Le patron de 35 ans considère que c'est le rôle d'une mairie d'imposer un changement des habitudes. Il inscrit son bar dans une démarche écolo, «du mieux qu'on peut». Le commerçant attend d'ailleurs de la prochaine équipe en place un meilleur accompagnement sur la gestion de ses déchets : «C'est ce qui va déterminer mon vote.»
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