Les mêmes causes produisent parfois les mêmes effets. Le plus long mouvement social depuis ces trente dernières années, entamé à la mi-décembre, naît d'un projet de réforme des régimes de retraite et de la suppression des régimes dits spéciaux, notamment celui des fonctionnaires, initié par le gouvernement Macron. Il aura duré plus d'un mois, paralysant les transports franciliens et la circulation des trains. La comparaison avec les grèves de 1995 contre le plan Juppé, alors Premier ministre de Jacques Chirac, de réforme de l'assurance maladie et des régimes de retraite, s'est évidemment imposée… en oubliant un peu vite les grandes grèves d'août 1953 provoquées, déjà à l'époque, par la volonté du président du Conseil, Joseph Laniel, un homme de centre droit, de modifier le régime des pensions de la fonction publique.$
Une vague de protestation qui s'inscrit dans un contexte bien particulier. A la sortie de la guerre, un quart des logements ont été détruits. Depuis avril 1948, la France commence à toucher les subsides du «plan Marshall» pour la reconstruction de l'Europe. Les derniers tickets de rationnement pour certaines denrées ne disparaîtront officiellement des cabas que le 1er décembre 1949.
Une guerre coûteuse
En 1953, la France n’a pas encore achevé sa reconstruction, même si sa production industrielle de charbon et d’acier a considérablement augmenté. Elle se prépare à entrer véritablement dans les Trente Glorieuses, période de forte expansion économique mais elle ne le sait pas encore. Surtout, le pays s’enlise dans le conflit indochinois. Une guerre coûteuse qui met à mal le budget de l’Etat.
Devenu chef du gouvernement un peu par défaut, Laniel veut faire des économies afin de rétablir les comptes. L’homme qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain avant de rejoindre les rangs de la Résistance et de devenir un des membres fondateurs du Conseil national de la résistance, obtient de la Chambre des députés l’autorisation d’utiliser des décrets-lois, l’équivalent de nos ordonnances d’aujourd’hui, afin de pouvoir agir le plus rapidement possible. Et si possible au mois d’août, afin de prendre de court les Français.
Une de ces mesures consiste déjà à allonger le nombre d’années travaillées. Elle prévoit de porter l’âge de départ en retraite de tous les fonctionnaires, alors fixé à 65 ans, à 67 ans pour les services dits «sédentaires» et à 58 ans pour les services actifs. De plus, le gouvernement entend requalifier des «actifs» en «sédentaires», ce qui les contraindrait à travailler sept années supplémentaires.
800 camions militaires réquisitionnés
La réponse ne se fait pas attendre. Le 4 août 1953, les syndicats de la fonction publique appellent à une grève limitée à une heure. Histoire de marquer le coup. Mais à Bordeaux, les postiers ne l’entendent pas de cette oreille et appellent à la grève illimitée. Le mouvement s’étend rapidement. Les trains sont à l’arrêt, bloquant le départ des Français en congés. A Paris, le métro ne fonctionne plus. Quelque 800 camions militaires sont alors réquisitionnés pour transporter les habitants de la capitale. Les ordures s’entassent dans les rues des grandes villes. Le courrier n’est plus distribué. Les mandats postaux sont bloqués…
Les gaziers et électriciens suivent le mouvement. Des soldats, mitraillettes au poing, prennent position dans les centrales pour veiller à ce que les personnels réquisitionnés remplissent leur tâche. Certaines entreprises d’Etat comme les charbonnages de France suivent le mouvement. Dans certains ports, les dockers débrayent à leur tour. Or il s’agit là d’un secteur stratégique. Des ports part tout ce qui est nécessaire au corps expéditionnaire dans les rizières d’Indochine, matériel, armes, munitions, ravitaillement…
Au plus fort du mouvement, à la mi-août, la France compte plus de 4 millions de grévistes. Depuis une loi de 1950 sur «l'organisation de la nation en temps de guerre» étendue au temps de paix, le gouvernement Laniel peut réquisitionner les personnels grévistes. Ce qu'il tentera de faire, sans grand succès. Le président du Conseil n'entend rien céder. «Laniel est-il inintelligent ou hypocrite ? Ou trop habile ? Je crois plutôt au premier cas», commente Vincent Auriol, le président de la République, dans son journal privé.
Incompréhension
Pour autant le gouvernement qu’il conduit ne se trouve pas en danger pour autant. Edouard Herriot, président de l’Assemblée nationale, rechigne à convoquer une séance extraordinaire. Pour ne pas étaler les divisions entre la SFIO et le PCF. Faute d’accord entre eux, ils ne pourront faire tomber le gouvernement.
Le 21 août, un accord est trouvé avec la CFTC et FO mais qui provoque l’incompréhension des grévistes. La CGT qui s’était mise volontairement à l’écart du mouvement, rejoint le jeu et se prononce en faveur de la reprise du travail le 25 août.
Au final les décrets-lois ne seront pas appliqués et les salaires des fonctionnaires seront revalorisés sans retrouver toutefois leur niveau d'avant-guerre. Le gouvernement va desserrer la politique de rigueur qu'il menait pour laisser place dès 1954 à «une politique d'expansion dans la stabilité» selon l'expression d'Edgar Faure. Et de réforme des régimes spéciaux de la fonction publique, il n'en sera plus question jusqu'à une nouvelle tentative avortée en 1995. Et une nouvelle répétition générale en 2020…