Sur les joues des militantes féministes, vendredi soir, des larmes. Pas celles provoquées par les gaz lacrymogènes, dispersés à tout-va par les forces de l'ordre alors qu'elles tentaient de s'inviter sur le tapis rouge, mais celles de la colère. Sensation de ne pas avoir été entendues, d'avoir été méprisées, réduites au silence par le plébiscite de Roman Polanski, sacré meilleur réalisateur par l'Académie des césars. Les collages sur le devant de la salle Pleyel, les pancartes, les slogans féroces à l'égard du cinéaste, visé par plusieurs accusations de viol et dont le film J'accuse a été nommé douze fois, seront restés lettre morte.
Plus fracturé que jamais, le gratin du cinéma français s'est divisé vendredi en deux soirées. Indignés, des invités ont boudé le traditionnel «after» au Fouquet's, préférant se rendre au Perchoir, bar-restaurant de l'Est parisien où le collectif 50 /50, qui œuvre pour l'égalité et la diversité dans le cinéma, avait organisé une contre-soirée. «Comme beaucoup, nous avons ressenti honte, colère et tristesse combatives, mais nous gageons que ce vote est le dernier sursaut d'une académie conservatrice moribonde condamnée à renaître», a fait savoir par communiqué le collectif, expliquant par ailleurs qu'il participait à la refonte de l'académie afin de rajeunir la moyenne d'âge, d'équilibrer la parité et «d'inclure la mixité ethnique et sociale».
«Je ne pensais pas qu'ils oseraient remettre le césar du meilleur réalisateur à Polanski, lâche, de son côté, Pauline Baron, coordinatrice du collectif #NousToutes. J'imaginais que le film ait le césar des meilleurs costumes car ce n'est pas lui qui aurait été récompensé à proprement parler. Mais le césar du meilleur réalisateur, c'est tellement choquant ! Ils savaient que cette récompense allait mettre le feu aux poudres. Là, c'est l'homme que l'on célèbre, faisant fi des accusations.»
«Paroles»
Ainsi donc l'académie a-t-elle envoyé ce «symbole mauvais par rapport à la nécessaire prise de conscience que nous devons tous avoir dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes», selon les mots du ministre de la Culture, Franck Riester, en amont de la cérémonie. «Distinguer Polanski, c'est cracher au visage de toutes les victimes», citent plusieurs collectifs féministes, reprenant volontiers les propos d'Adèle Haenel dans une interview au New York Times. Devenue figure de proue du mouvement, l'actrice a marqué les esprits vendredi soir en quittant la salle sitôt la récompense à Polanski annoncée, en clamant «la honte !» puis applaudissant dans les couloirs : «Vive la pédophilie, bravo la pédophilie, bravo !» Attitude saluée par Alice Coffin, activiste du collectif la Barbe et présente lors du rassemblement devant la salle Pleyel : «C'est confronter tous les participants à ce qu'ils étaient en train de faire : une célébration de la pédocriminalité, du viol, de la violence machiste. C'était aussi, disons-le, une énergie du désespoir.»
Fustigeant une cérémonie «affaissée dans les remerciements», ne prenant pas en compte les enjeux politiques qui la traversent, Adèle Haenel a depuis déclaré à Mediapart : «Ils voulaient séparer l'homme de l'artiste, ils séparent aujourd'hui les artistes du monde.» Présente au Perchoir au côté de l'équipe du Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, elle a ajouté : «Ils pensent défendre la liberté d'expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu'ils ont fait hier soir, c'est nous renvoyer au silence, nous imposer l'obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits. Et toute parole qui n'est pas issue de leurs rangs, qui ne va pas dans leur sens, est considérée comme ne devant pas exister.»
Collages
Du côté du Fouquet's, les convives n'ont pas pu échapper très longtemps au malaise Polanski. «Chaque participant et participante au dîner nous a entendu scander des slogans toute la nuit ; aucun ne nous a manifesté de soutien», expliquent les militantes de la «contre-académie des césars». En colère contre ceux qui continuent «de s'obstiner à faire une distinction artificielle entre l'homme et l'artiste, prenant de facto le parti de l'oppresseur et condamnant les victimes», elles comptent bien continuer à tapisser Paris de leurs collages anti-césars et anti-Polanski.
Demandant au gouvernement d'aller désormais au-delà des discours et d'accorder de véritables moyens à la lutte contre les violences sexuelles, le collectif #NousToutes a organisé dimanche soir une action d'accrochage d'affiches et de pochoirs sur les trottoirs, avec comme mot d'ordre «Polanski distingué, victimes insultées». Mais le prochain grand rendez-vous aura lieu dans la rue le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, «pour dire à nouveau que ni l'Académie des césars ni ceux qui les soutiennent ne nous arrêteront».
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