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Libération
Récit

Coronavirus : dernier week-end avant l’inconnu

De l’Oise aux Hautes-Alpes, les Français apprennent à vivre confinés ou se préparent à l’être. Principale préoccupation : la fermeture des crèches et des établissements scolaires à partir de lundi.
Ecole élémentaire dans le XVIIIe arrondissement de Paris. (Photo Edouard Caupeil pour Libération)
publié le 13 mars 2020 à 20h46

Julien, 15 ans, compte déjà les jours. «Heureusement qu'on a un jardin, l'Internet haut débit et un piano, parce que sinon ce serait bien chiant.» Il habite Lamorlaye, 10 000 habitants, ville confinée de l'Oise, le département le plus touché avec le Haut-Rhin. Ici, la vie s'est mise entre parenthèses. Le 2 mars, l'ado n'a pas repris le chemin du lycée. Fermé. Comme vont l'être dès lundi tous les établissements scolaires, les crèches et les universités de France. Il raconte : «Le stade est fermé, les piscines aussi, donc niveau sorties, c'est très limité. Et les copains restent confinés sur leurs ordis. Au début, c'était cool d'avoir un rab de vacances. Mais maintenant je bosse avec le logiciel Pronote et le Cned [Centre national d'enseignement à distance, ndlr].» Pause sincérité. «Bon franchement on ne va pas raconter qu'on a envie de bosser sept heures par jour comme une journée normale de cours. Je me lève et me couche beaucoup plus tard, ça décale un peu tout… Sans parler des parents sur le dos toute la journée…»

Ça sent l'envie de s'échapper. Mais Julien est loin du casse-tête de millions de parents qui, depuis les annonces présidentielles de fermeture des écoles jeudi soir, s'arrachent les cheveux pour trouver des solutions de garde pour leur progéniture. A Paris, Xieng et Julia, parents de deux enfants de 6 mois et 2 ans et demi, ont l'impression de revenir quelques semaines en arrière. Pendant les grèves dans les transports franciliens, ce couple a tenté le «télétravail avec enfants à la maison». Verdict : «Impossible. On ne pouvait bosser que deux ou trois heures dans la journée, pendant la sieste», rembobine Xieng, commercial. Les solutions de garde manquent. Se dépanner entre collègues ? «On n'habite pas dans les mêmes coins», grince Julia. La famille ? «Soit elle est trop loin, soit on ne veut pas leur faire prendre le risque d'être au contact des enfants», glisse Xieng. Scène presque drôle dans une crèche parisienne : des parents faisant piteusement la queue pour récolter des «06» d'auxiliaires de puériculture. Question à voix haute d'une d'entre eux : «Mais je n'ai pas compris, on va être payé ? On a le droit de travailler à côté du coup ?»

Lily, avocate et mère d'une petite fille, est, elle, en mode commando. Mission prioritaire : savoir si les frais de crèche seront remboursés pendant la fermeture. «Indispensable avant de chercher une baby-sitter.» Manuela, deux enfants de 3 et 7 ans, désespère : «Comment va-t-on faire ? Rien qu'à l'idée de rester enfermée avec les enfants dans l'appartement… Mon fils, enfermé toute la journée, il va tout casser ! En vrai, les enfants vont kiffer, ça va être dessins animés tout le temps.»

Kif ou pas kif, c'est bien le branle-bas de combat. Avec recherches de plans B et réseaux sociaux qui s'emballent, comme à Bordeaux où quelques minutes à peine après l'allocution du Président, les annonces ont explosé sur la toile. Exemple sur Wanted Community Bordeaux, groupe d'entraide sur Facebook : «Etant donné que les cours sont suspendus, je propose mes services pour garder vos enfants» ou «Suite au discours du Président, je peux proposer mon aide». Serait-ce la France solidaire invoquée par Macron ? Pas vraiment. Surtout des offres de services contre rémunération. De quoi provoquer l'ire des internautes : «Les loups sont de sortie. Pas très glorieux ce genre d'annonces», commentent certains, qui en appellent au sens de l'entraide au vu des circonstances.

En tout cas, parents ou pas, partout dans l’Hexagone, les Français vivent désormais à l’heure du Covid-19. Soumis aux mêmes règles, moulinées en boucle : ne pas se serrer la main, ne pas s’embrasser, tousser dans son coude… Partout, tous les jours, ils encaissent une nouvelle dose de cas de coronavirus et le nombre de morts qui s’ensuit, l’œil rivé sur les compteurs italiens. La vie freine (surtout dans les clusters) et dans le même temps s’emballe. Hôpitaux sur le qui-vive, 15 débordé d’appels, pharmacies dévalisées en solution hydroalcoolique, razzias dans les supermarchés… Angoisse ? Panique ? Psychose ? A chacun son rapport à la maladie. Mais le pays déjà a muté. Tour d’un Hexagone sous le coup d’une épidémie sévère.

Paris

«Comme si j’avais la peste bubonique»

Alors que les rassemblements de plus de 100 personnes sont désormais interdits depuis l'annonce, vendredi, du Premier ministre, Parisiens et Franciliens continuent de prendre les transports en commun. Paradoxe ? Oui, travail oblige. Le Président l'a dit, pas question pour l'heure de tout bloquer. Dans le métro, certains effleurent la barre en inox du bout des doigts ; les plus téméraires l'empoignent encore allègrement. Sur leurs smartphones, certains consultent les derniers messages sanitaires de leur employeur sur l'épidémie. «Parfois, je prends le RER B qui arrive directement de Roissy avec pas mal de gens avec un masque. C'est surtout ça qui me rappelle le coronavirus. En tout cas, on n'oublie plus d'être propre en ce moment», ironise Kerina, directrice de crèche de 34 ans qui vit en banlieue et qui multiplie les lavages de main.

Arrêt à Châtelet, traversée - entre autres - par la ligne 1 qui relie la Défense au bois de Vincennes et convoie 750 000 passagers par jour. Certains pensent déjà au stade 3 de l'épidémie. «Ça fait presque deux semaines que je me prépare à rester chez moi. Je m'habitue à ne plus voir de gens et à télétravailler», explique un homme sur le quai. Léa, communicante, est malade depuis une semaine mais continue de circuler : «J'ai une bronchite. Hier, une femme s'est assise sur le strapontin juste à côté de moi. D'un coup, j'ai été prise d'une quinte de toux. Elle a fait demi-tour, comme si j'avais la peste bubonique, et remonté son col roulé.»

Lamorlaye, Oise

«Ça va ? T’as besoin de rien ?»

Direction Lamorlaye, où l'on vit avec le spectre d'une catastrophe attendue ou redoutée. Etablissements scolaires déjà fermés, pas de réunions, pas de ciné-club… Personne ne traîne en ville, on pratique pas mal le drive et la vente en ligne. Jacqueline, 75 ans, interdite de club de belote, râle qu'elle n'ose plus sortir bavasser avec les copines en ville. Une amie qui devait aller enterrer son beau-frère dans l'Essonne a dû demander l'autorisation de venir de Lamorlaye… Même pas de grappes d'ados qui glandent sur le parking du Lidl. Confinés quoi. Les copains et la famille de l'extérieur du cluster téléphonent ou envoient des mails : «Ça va ? T'as besoin de rien ?» Dans une des grandes surfaces de la ville, une caissière n'en revient pas du peu de clients un jour de semaine : «Les gens ont fait d'énormes chariots lundi matin : des pâtes, du riz, des œufs. Parfois jusqu'à 1 000 euros», raconte la jeune femme, contente d'avoir ses légumes de son potager mais impatiente d'avoir des poules. Pendant ce confinement qui s'étire, certains commencent à s'énerver grave sur les réseaux sociaux au sujet de l'«Oise-bashing», en criant : «On n'est pas des lépreux.» Comme le résume l'une des pharmaciennes de la ville : «C'est bien plombant tout ça.»

Auray, Morbihan

«Le bonheur aussi est contagieux»

Autre cluster, celui d'Auray, qui regroupe une dizaine de communes et recense une cinquantaine de cas d'infections. Même désolation depuis le 2 mars : écoles et services publics fermés, réunions publiques, activités sportives et culturelles annulées, rues quasi-désertes, vie au ralenti. A la mairie de Crac'h, après une semaine de confinement à leur domicile, les agents ont cependant retrouvé la semaine dernière leurs bureaux pour préparer le premier tour des municipales (lire page 3) : «Il a fallu prévoir un point d'eau à proximité des trois bureaux de vote pour que les électeurs se lavent les mains à l'entrée et à la sortie, répartir ces bureaux pour respecter les distances prévues par la directive ministérielle, dessiner des marquages et des cheminements au sol pour éviter que les gens se croisent et limiter le nombre de tables de dépouillement et de scrutateurs», détaille Clémentine Bouvet, directrice générale des services.

Dans le village, les commerçants n'ont pas baissé le rideau. Au Bistrot des halles, en plein cœur d'Auray, Emilie Robin, 35 ans, avoue sa fatigue : «Moins on travaille, plus on réfléchit, et nerveusement c'est dur. On vit au jour le jour, dans le flou complet. Ceux qui n'ont pas la télé viennent au bar pour voir les infos. Beaucoup de parents, restés à la maison pour garder les enfants, n'en peuvent plus et viennent aussi prendre un café ou déjeuner. Pour pren dre l'air.» Pour endiguer les pertes et la morosité, les commerçants de la commune ont lancé il y a une dizaine de jours une opération de com dans la presse locale (et une petite vidéo sur les réseaux) avec ce slogan, inscrit sur des cartons tenus par des élèves désœuvrés : «Le bonheur aussi est contagieux.» Le but : «Montrer qu'il n'y a pas plus de risques à venir consommer dans le cœur de ville que d'aller dans les centres commerciaux», explique Yves Le Moing, coordinateur de l'association des commerçants d'Auray.

A Brec'h, autre commune du cluster, la maison de retraite La Sagesse, qui compte 64 résidents âgés de 66 à 104 ans, a dû revoir tout son fonctionnement. Et compenser tant bien que mal la suspension des visites et des ateliers pour combattre l'ennemi principal : l'oisiveté des pensionnaires. «Alors que nous sommes d'ordinaire très ouverts sur l'extérieur, nous avons dû annuler toutes les animations, indique Prisca Moreau, la directrice. Mais le plus anxiogène pour les résidents, c'est de ne plus avoir de visites, surtout pour les couples dont l'un des conjoints est resté à son domicile. Et aussi d'être confrontés aux informations des chaînes d'infos.» Pour tromper l'ennui, quiz musical ou confection de crêpes ont pris le relais, tandis qu'une partie des résidents a pris en charge la préparation des repas.

Grenoble

«Je suis démuni pour le diagnostic»

Changement de cap. Plongée dans l'Isère, avec 16 personnes infectées par le Covid-19 jeudi, chiffre en accélération très nette : 12 nouveaux cas ont été confirmés en 48 heures. «Depuis une semaine, l'inquiétude monte grandement», témoigne pourtant René-Pierre Jullien-Palletier, de SOS Médecins Grenoble, aux premières loges comme ses 21 collègues qui multiplient les «consultations induites : derrière un symptôme bénin, le motif est souvent de se rassurer sur le coronavirus».

Parmi les grippés, dont le nombre est heureusement en baisse, le généraliste décrit une «absence de panique» : «Pour eux, le coronavirus reste une maladie d'importation.» Il a saisi le 15 à cinq reprises : «A chaque fois, l'infectiologue a décidé de ne pas tester le patient : les tests, onéreux et rares, sont réservés à ceux qui cochent toutes les cases : toux, fièvre, contact avéré avec un cas de Covid-19 ou retour d'une zone d'épidémie.» Il s'interroge : «Nous sommes censés contenir l'épidémie mais on ne prend pas en compte les séjours dans les zones comme l'Oise, Mulhouse ou la Haute-Savoie.» Il s'avoue aussi «démuni sur le plan clinique pour le diagnostic. Nous n'avons pas grand-chose pour différencier le coronavirus d'une grippe classique». Et SOS Médecins Grenoble manque de matériel : «Chaque praticien a droit à une boîte de masques, mais nous n'en trouvons plus.».

Lui avait un stock de masques haute-sécurité, mais il les économise : «J'en utilise un, en plus des gants et des lunettes, à chaque visite à domicile sur symptômes grippaux, mais en consultation au siège, je garde plusieurs heures le même, sans le toucher ni boire donc. C'est inconfortable mais ces masques sont précieux…» Il confesse un certain stress : «Nous avons peur d'être vec teurs pour nos proches, comme pour nos patients fragiles, par exemple en Ehpad.» SOS Médecins Grenoble a décidé de mettre en place, dans l'urgence, un système basique de télémédecine pour les patients présentant des symptômes grippaux.

Nice

«Si on n’est pas là, le CHU ne tourne pas»

Ce vendredi à la cafétéria du CHU de Nice, Sofia, aide-soignante, a beau se creuser la tête, elle ne trouve pas de mode de garde pour ses enfants. Lundi, leur école sera fermée : «Ils étaient les seuls à être contents. A 11 et 16 ans, je peux les laisser seuls un jour ou deux. Pas davantage.» Pas question qu'ils soient livrés à eux-mêmes pendant plusieurs semaines. Leur père réside loin. Les grands-parents sont absents. Sofia ne peut compter que sur elle-même. Dilemme, elle ne veut pas stopper le travail : «C'est un cas de conscience. Si on n'est pas là, le CHU ne tourne pas. Dans ces circonstances, on se doit d'être présents.»

Pour que ces «cas de conscience» ne durent pas, le ministre de l'Education a annoncé l'instauration d'un service minimum d'accueil pour les enfants des personnels soignants. A Nice, la crèche du CHU restera ouverte. En attendant l'application des mesures, les idées fusent à l'heure du café. Radiologue, lectrice d'images, Barbara envisage le télétravail. Sa collègue Catherine verrait bien les étudiants, les futurs professeurs et même son «mari de plus de 65 ans à la retraite» jouer les baby-sitters. Pour détendre l'ambiance, Rachid, assistant médical, propose de «vendre les enfants sur Vinted». La dermatologue Florence voudrait «instaurer un tour de garde entre les parents» de sa résidence : «Quand j'ai appris la fermeture des écoles, je ne me suis jamais dit que je n'irai pas travailler. […] Ce n'est pas possible que tout le monde s'en aille.»

Briançon, Hautes-Alpes

«Je vais bien»

Gérard Fromm, maire-candidat de Briançon, terminera lundi sa mise en quarantaine après ses contacts avec une personne contaminée : «Je vais parfaitement bien ! Le plus difficile, cela aura été de ne pas sortir, de ne rencontrer personne en direct… et de ne pas faire un petit tour de ski», relativise-t-il, détendu. Une trentaine d'habitants du secteur de Briançon, dont plusieurs agents du commissariat, sont pourtant à l'isolement. Pas moins de 11 cas de Covid-19 ont été diagnostiqués. Tous seraient en voie de guérison, précise le maire, mais l'alerte est très sérieuse. C'est le pasteur évangéliste de la ville, également directeur des pompes funèbres locales, qui est à l'origine de cette vague, après son retour du fameux rassemblement de Mulhouse.

Pour autant, «s'il y a de l'anxiété dans la population, je ne suis pas du tout alarmiste. Il faut rester pragmatique. Nous mettons en action tous les éléments qui vont permettre de répondre à la maladie», insiste-t-il, citant le travail de la cellule de crise de l'hôpital de Briançon et les précautions d'hygiène mises en place pour le scrutin de dimanche. Lui-même votera par procuration, dans un climat d'inquiétude qui grandit de jour en jour dans la cité des Hautes-Alpes. Comme partout en France.