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Réactions

«Une dernière pinte avant la fin du monde»

De Paris à Nice en passant par Bordeaux et Marseille, reportage dans les bars et restaurants, ces commerces «non essentiels» dont Edouard Philippe a annoncé la fermeture samedi soir à cause de l'épidémie de coronavirus.
Au Touquet, samedi soir, après l'annonce d'Edouard Philippe. (Photo Pascal Rossignol. Reuters)
par Catherine Mallaval, Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille, Juliette Deborde, Mathilde Frénois, correspondante à Nice, Charles Delouche-Bertolasi, Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux et L. D. et P. D.
publié le 14 mars 2020 à 22h08
(mis à jour le 14 mars 2020 à 23h49)

Coup de massue. A compter de minuit, tous les commerces non essentiels vont être fermés sine die en raison de la progression du Covid-19. Décision du Premier ministre, Edouard Philippe. Largement adoubée par le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, qui faisait état samedi soir d'un bilan qui s'aggrave : 4 500 cas confirmés, dont 300 critiques, 91 morts. Une heure après ces annonces, les tenanciers de bar accusaient le coup. Xavier, qui gère deux bars (les Affranchis, dans le XIe arrondissement de Paris, et Les Fontaines, dans le IVe) : «L'ambiance, c'est la tristesse. On vient juste de racheter ces établissements qui font aussi restaurants. On se demande quelles aides va fournir l'Etat. Mais là, on n'est pas sûrs de pouvoir tenir. Je n'avais pas anticipé, mais j'avais peur que cela arrive. On a des produits frais jusqu'à lundi. Je vais du coup tout redistribuer au personnel. Je dois dire que j'ai peu d'espoir concernant les aides de l'Etat. En fait, je veux juste savoir jusqu'à quand ça va durer. Je suis d'un tempérament optimiste, j'espère que cela n'ira pas au-delà d'une semaine.»

«Fin du monde»

Aux Affranchis, ce samedi soir, pendant que le gérant tente de garder son calme, les clients sont en mode «dernière pinte avant fermeture». Un groupe de cinq filles de 19 ans, post-bac. Nina : «Ça pue la merde, on s'arrête de vivre, c'est la quarantaine. L'ambiance est chelou. La quarantaine à Paris, c'est horrible : rien n'est clair.» Sur cinq, elles sont trois à vouloir quitter la capitale. Juliette : «Moi, je flippe de le refiler à ma mère.» Charlotte enchaîne : «Je suis énervée. L'ambiance est malsaine, pleine de frustration.» Mahaut conclut :  On n'est pas assez bien renseigné. J'ai l'impression qu'on nous cache des choses. Je préférerais que tout soit dit maintenant et que l'info soit mieux relayée.» Nina la coupe : «Je ne comprends pas que les gens dévalisent les magasins. En tout cas, moi je pars en Bretagne, dans le Finistère. Là, au moins d'après ce que je sais, c'est l'endroit où il y a le moins de cas de coronavirus en France.»

A côté, Gabrielle et Camille viennent d'apprendre l'info de ce samedi soir. Camille : «Je préférerais être avec mes proches. Ailleurs qu'à Paris. Mais je compte bien profiter de cette dernière soirée.» Charles, 25 ans, de la même bande : «Crève-cœur le télétravail. Et là, c'est ma dernière soirée.»

Même ambiance à Val-Thorens, station de ski savoyarde. Pour l'heure, les restaurants ne désemplissent pas. Les convives arrivent même plus nombreux après 21 heures, connaissant pertinemment l'échéance de minuit. Ça parle de «fin du monde» et ça recommande plusieurs digestifs en guettant les rumeurs sur l'éventuelle fermeture des pistes et donc de la station ce dimanche.

Autre scène à Paris au Bistrot Léo, à l'angle de la rue de Turenne, dans le IIIe arrondissement. Une dizaine d'amis profitent d'un dernier verre. Charlotte fête ses 28 ans. Sur la carte d'anniversaire, au lieu de lire «Colourful Birthday», ses amis ont griffonné un «Corona Birthday». Ses potes l'entourent, mais de loin. Ils ont pris soin de placer entre eux leurs sacs et manteaux en guise de barrière rassurante. La jeune femme a pris la décision d'annuler sa «vraie» fête d'anniversaire hier. «A 40 dans un espace confiné, c'est quand même moyen. Même si on avait fait attention, à partir de 1 heure du matin plus personne n'aurait rien respecté. Forcément, quelqu'un aurait fini par boire dans le verre d'un autre.» Parmi les convives en terrasse, Jeanne, 27 ans, travaille au service de pédiatrie à l'hôpital Necker, dans le XVe arrondissement de la capitale : «On était une bonne dizaine de médecins à aller à cette soirée d'anniversaire. Nous n'avons pas attendu les mesures prises ce soir pour se dire qu'il fallait qu'on reste disponible et qu'on évite au maximum le risque d'être contaminé.»

«Apprendre à vivre autrement»

Direction Bordeaux. Mario tombe des nues. Plus de bars, plus de cinéma, plus de boîte de nuit, plus de salle de sport. Plus de loisirs. Accoudé au comptoir d'un bar dans le centre-ville, il se perd quelques instants dans ses pensées puis lâche : «Putain, fais chier. On va faire quoi maintenant ? En même temps, c'était prévisible. Je comprends qu'ils le fassent, ce virus, c'est de la vraie saloperie. Il faut tout faire pour le stopper», commente le trentenaire, une pression à la main, un brin éméché. Cinq minutes plus tard, son pote Thibaud arrive. Mario lui raconte tout… après une grande accolade. Entre insouciance festive et lente prise de conscience, certains ne sont plus à un paradoxe près.

A quelques mètres, Kévin, 30 ans, se dit «dégoûté» : «Moi, le coronavirus, ça ne m'arrêtera pas, c'est complètement disproportionné. On va nous empêcher de vivre. Il faut arrêter le délire, on n'a pas tant de cas que ça en France.» A ses côtés, son ami ambulancier, Nolwenn, n'est absolument pas du même avis et tente de le raisonner : «Tu te rends vraiment pas compte. On aurait même dû prendre ce type de mesures beaucoup plus tôt. Après, c'est sûr, on va devoir apprendre à vivre autrement pendant quelques semaines, voire plusieurs mois dans le pire des cas. Mais faut qu'on soit solidaires si on veut que ça marche.»

Dans un autre bar, à quelques rues, Delphine en est convaincue : «C'est la bonne décision. La France va enfin écouter ses voisins ! On a trop tardé et il était temps de sévir… Aujourd'hui, je voyais encore des gens complètement insouciants qui défilaient pour la marche du climat après de franches poignées de main ou s'être fait la bise. J'ai même vu une femme tousser au milieu du cortège dans son écharpe.» Pierre, 35 ans, qui écoutait la conversation d'une oreille, se rapproche discrètement : «Moi mon neveu de 17 ans l'a chopé cette semaine, alors faut vraiment prendre tout ça au sérieux et faire gaffe. Ça n'arrive pas qu'aux autres !» Dès lundi, il l'assure, ce responsable en carrosserie va adopter un tout nouveau rythme : «Maintenant ça sera boulot-dodo et c'est tout. Je vais en profiter pour faire des activités que je n'avais plus le temps de faire : lire, faire du sport à la maison, regarder des reportages, prendre du temps pour moi», énumère le trentenaire, persuadé qu'il faut se focaliser sur les côtés positifs pour ne pas déprimer. Mais la solidarité et les bonnes résolutions attendront demain. Ce soir, il veut profiter de sa dernière soirée dans un bar.

Beaucoup ont d'ailleurs décidé de marquer le coup avant que tout soit fermé. Delphine et Thomas, un couple de quadragénaire, sont beaucoup plus pessimistes. Tous deux commerçants, ils ont pris les dernières annonces d'Edouard Philippe comme un coup de massue : «C'est violent d'apprendre ça un samedi soir, un peu avant 20 heures. On a des amis commerçants qui avaient préparé tous leurs brunchs pour dimanche matin par exemple. Ça va être un gaspillage énorme. Beaucoup de gens à leur compte sont en train de paniquer», décrit Delphine. Thomas prend le relais. Il a le sentiment de se retrouver dans un mauvais film : «Un film en plusieurs épisodes où tout va de plus en plus mal ! On va essayer de garder la tête hors de l'eau, on va se concentrer sur la vente en ligne. Mais sans l'assurance que les livraisons ne vont pas s'arrêter elles aussi. Les gilets jaunes, les grèves, les manifs et maintenant le coronavirus… Moi je vous dis, il y en a beaucoup qui vont avoir envie de se foutre en l'air ou partir en dépression», augure-t-il.

Claire, 28 ans, est encore abasourdie. Il y a quelques minutes, elle ne savait pas encore. Comme beaucoup, elle l'a appris sur les réseaux sociaux. «C'est dingue, je ne pensais pas vivre ça un jour. On pourra raconter ça à nos enfants», commente la jeune vendeuse dans une boutique de sport. Elle comprend que dès demain, elle sera au chômage.

«Combien de demis ? 28…»

On plonge maintenant à Marseille. Ce soir, au programme, théoriquement, c'était Montpellier-OM. Au bar du marché, à Notre-Dame-du-Mont, au cœur de la ville, il y aurait eu la télé branchée et une terrasse bondée. Quand ils ne sont pas au stade, les Marseillais se retrouvent ici pour regarder le match. Une institution, le BDM. Sauf que ce soir, la télé est éteinte et la terrasse pas si pleine. Tous les matchs de Ligue 1 ont été annulées et le serveur vient d'apprendre qu'il devait fermer à minuit. «On s'y attendait, souffle-t-il, mais pas si vite… vous savez jusqu'à quand c'est prévu ?» Dès demain, toute son équipe sera au chômage technique. Alors en attendant, on fait comme si.

«Dernier verre avant la fin du monde !» Huit trentenaires autour de la table. Eva fête ses 36 ans. «Et c'est ma première pandémie, se marre-t-elle. Je suis contente de la vivre avec mes potes !» Elle a débarqué vendredi de Paris, mais son train de retour, prévu dimanche, a été annulé. Et sa fête se transformera en citrouille dans trois heures. Assise à côté d'elle, Alice préfère en rire. «Déjà qu'on va tous crever, on pensait au moins crever bourrés… Là, on va se retrouver enfermés avec les enfants pendant un mois. Moi c'est pas à la Timone [plus gros hôpital de Marseille, ndlr] que je vais me retrouver, c'est à l'hôpital psy !» Le serveur s'approche de la table : « Combien de demis, alors ?» Alice: «28…»

Près d'elle, Fred regarde autour de lui. Et philosophe : «Y a comme de l'insouciance, mais j'ai un peu l'impression de jouer avec le feu, confie-t-il en tirant sur sa cigarette. J'anticipe la frustration.» Un copain passe dire bonjour. Il ne s'arrêtera pas : «Je préfère aller plus loin, où y a plus de monde. J'ai besoin d'être debout au comptoir, bien serré, avant que ça s'arrête…»

«C’est la dernière fois que l’on se voit»

On enchaîne avec Nice. La pinte arrive sur la table. Il ne reste plus qu'à trinquer pour Guillaume. Quand cet étudiant au conservatoire de Nice a appris la fermeture de tous les restaurants et bars ce samedi à minuit, il venait de se réveiller de la sieste. «Je n'avais pas prévu de sortir. Mais dès que j'ai su, j'ai changé d'avis.» Il a rejoint deux amis pour boire un coup en terrasse dans le Vieux-Nice. «Je m'y attendais, assure-t-il. Pour l'instant, je fais le caïd parce que tout va bien. Mais je ferai moins le malin si ça part en sucette. Il vaut mieux que ça ferme et que l'on reste chez nous.»

Le Vieux-Nice, c'est l'endroit où les touristes dégotent leur restaurant. C'est aussi le quartier où sont regroupés les pubs. Ici on mange en terrasse, on écoute de la musique, on boit des verres. Dès ce samedi minuit, ce sera fini pour quelques semaines.  On avait prévu de sortir. On s'est dit : "Ce soir, c'est la dernière", raconte Jean, qui trottine pour rejoindre ses copains. On se dépêche parce que ça va être une courte soirée.» Il est accompagné de ses camarades de prépa maths, Zoé et Noémie. «Toutes les minutes ça change, râle Zoé. Il y a 30 minutes, on n'était pas au courant que ça allait fermer dans 3 heures. On entend tout et son contraire. Et aussi des fake-news. C'est difficile à gérer.»  Jean préfère l'humour : « On va essayer de profiter et de ne pas embrasser des inconnus ! »

Il est 21 h 30 dans le Vieux-Nice. On ne se presse pas pour pousser la porte des restaurants. Devant les bars, le calme règne. L'ambiance n'est pas digne d'un samedi soir. Sauf pour Clem, Léane, Axel et Maxime. Ils ont commencé l'anniversaire d'un ami à l'appartement. Et ils comptaient finir la soirée dans un des pubs les plus fréquentés de Nice, le Wayne's. Quand ils ont appris la nouvelle, ils ont accouru : les trois étudiants n'étaient jamais sortis aussi tôt. «On fête ses 28 ans ce soir. On voulait faire la tournée des bars», envisageait Clem avant l'annonce qui a compromis la soirée. Malgré les quelques verres d'alcool, Maxime philosophe : «On a conscience que c'est l'une des dernières fois que l'on se voit, dit-il. On n'aura plus jamais le même regard sur la mondialisation. C'est la fin d'une époque, de l'insouciance.» Clem ne se résigne pas. «Après, on fera la fête à la maison. La semaine prochaine, c'est l'anniversaire de mon amoureux : on devait venir dans ce pub, on ira sur la plage.»

«Il faut être sérieux avec la santé»

Pas de masque ni de psychose dans les ruelles. Elie, responsable du restaurant de spécialité niçoise Lu Kalu, a fermé le rideau plus tôt. «Le gouvernement nous a pris de court. Notre chef avait déjà préparé les menus de demain, il a fait mariner la viande, il a fait cuire la daube. On va essayer de donner à la Croix-Rouge. Le reste, ce sera beaucoup de gâchis», regrette-t-il. Un peu plus loin, les derniers clients entrent dans les restaurants encore ouverts. Pour un ultime dîner. «On va économiser de l'argent», rigole Gohou. Son copain Alimou «continuera à faire la fête chez lui». Une désertion qui ne fera pas l'affaire des restaurateurs du Vieux-Nice : «Ça va être compliqué mais on ne pense pas qu'à l'argent, insiste Ricardo, patron du restaurant Très bien. Les sous ça va, ça vient. Ce n'est pas pareil avec la santé. Il faut être sérieux avec ce sujet.» Ricardo sait de quoi il parle : il est originaire de Gênes.

Retour à Paris. A Da Vito, pizzeria à deux pas de Bastille, il ne reste pas de place libre dans la petite salle. La fréquentation est tout de même moins importante que celle d'un samedi soir habituel, où la file s'étire souvent sur le trottoir. Davide, le gérant, devra congédier les clients à minuit : «Mon patron nous a prévenus juste après les annonces du Premier ministre.» Johannes et Max ont préféré une table à l'extérieur malgré les 10 petits degrés. «On s'est mis dehors exprès !», expliquent les deux habitants du quartier. Ils ont un peu hésité avant de sortir, et étaient «contents de trouver une terrasse». «Ça fait une semaine qu'on se demande si on réagit trop tard ou pas…», raconte Johannes, anesthésiste. Il a passé ses derniers jours «dans des cellules de crise». dimanche, il sera de garde en réanimation pour aider ses collègues. «On est conscient de ce qui peut nous arriver sera grave», estime le trentenaire, qui juge les mesures restrictives «indispensables».

Une jeune femme pénètre dans le restaurant avec un peu d'appréhension, en touchant la porte d'entrée du bout des doigts. Le gérant se veut rassurant : «On a augmenté le nettoyage, on a du gel pour les clients et pour nous», explique-t-il avec un léger accent italien. Sa famille est en Ligurie, confinée depuis le début de la semaine. «Ça va sûrement devenir pareil ici», anticipe-t-il, plutôt serein. Il se raccroche à un espoir : pouvoir continuer de servir des pizzas à emporter, via le service de livraisons de l'établissement. On n'ose pas lui dire que ça s'annonce compromis.

Pendant ce temps, à Villefranche-sur-Saône, on se précipite au bistrot. Martin barman : «Ça y est, c'est la fin du monde ! Tout le monde vient se saouler comme si c était la dernière fois! Je vais en vendre des bières jusqu'à minuit !»