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Libération
Journal d'épidémie

«Tout doit être repensé, modifié dans l'urgence»

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus.
A l'hôpital de la Croix rouge à Wuhan, en Chine, le 16 mars. (STR/Photo AFP)
publié le 16 mars 2020 à 15h11

Ça a tourné dans ma tête une bonne partie de la nuit. En vain. Je ne me souviens toujours pas du nom du héros du Désert des Tartares, de Buzzati. D'autant qu'au fil des heures, lancinante, m'est revenue la chanson de Jacques Brel :

«Je m’appelle Zangra et je suis Capitaine

Au fort de Bellonzio qui domine la plaine

D’où l’ennemi viendra qui me fera héros»

Grain de sable dans la machine

Oui, j'ai oublié de vous le rappeler, mais je suis un héros. Emmanuel Macron l'a martelé, en adressant «la reconnaissance de la Nation à ces héros en blouse blanche qui n'ont d'autre boussole que le soin, d'autres préoccupations que l'humain, notre bien-être, notre vie». C'était il y a moins d'une semaine, et ça semble déjà très loin. La guerre était là, «la plus grave crise sanitaire que la France ait connue depuis un siècle», mais beaucoup étaient encore dans le déni, même parmi nous.

Je ne dis pas que je l’ai vue venir avant les autres. Mais comme le héros de Buzzati, je l’attendais. Adolescent, je dévorais de la science-fiction, et dès les premiers romans post-apocalyptiques, le spectre d’une épidémie bactérienne ou virale apparaît, comme une métaphore de la manière dont nos sociétés complexes peuvent soudain être mises à l’arrêt par l’infiniment petit. Le grain de sable dans la machine. C’est une des raisons qui m’a amené à devenir médecin, quand tous mes professeurs me voyaient faire des études de lettres. Je voulais pouvoir être utile à la société, quoi qu’il arrive. Chacun sa vocation.

«Pognon de dingue»

Ce n'est pas la première fois qu'un virus s'impose dans mon quotidien de médecin. J'ai vu arriver le VIH, cette réalisation vertigineuse à l'époque que certains de nos patients les plus jeunes étaient brusquement en danger de mort. J'ai suivi la montée en puissance de H1N1 en 2009 et la manière dont le politique a été incapable d'évoluer en fonction de l'avancée progressive des données scientifiques, accumulant les procédures déconnectées du réel. Et avançant vers la fin de cette carrière de plus de trente-six ans de médecine générale, arrive Sars-Cov-2, le virus responsable de l'épidémie Covid-19. Et je découvre, en même temps que mes collègues, que nous ne sommes pas prêts. Que tout doit être repensé, modifié dans l'urgence. Que nous allons devoir gérer l'épidémie, et la pénurie. L'épidémie vient d'ailleurs, de loin. La pénurie est un choix, un choix conscient réitéré, martelé, vanté par nos politiques, qui répétaient devant les infirmières demandant des moyens qu'il n'y avait «pas d'argent magique», que des lits supplémentaires, ça coûtait «un pognon de dingue». De tout cela, il faudra parler, décortiquer la manière dont nous sommes arrivés là. A gérer avec inquiétude un virus donnant pourtant en majorité des atteintes bénignes, mais que les décisions de restriction transforment en casse-tête en l'absence de lits de réanimation en nombre suffisant pour affronter un afflux trop massif de malades graves en même temps. Nous n'avons même pas de masques de protection, contrairement aux assurances données depuis des années que l'Etat, conformément aux directives du Haut Conseil de santé publique, avait constitué un stock de 700 millions de masques constamment renouvelé. Il ne reste plus qu'une stratégie : endiguer la pandémie, la ralentir, confiner l'immense majorité de nos concitoyens. Nous y sommes…