Rien n’a changé, tout a changé. Rien n’a changé en apparence parce que je me lève le matin, je prends un bain, un café et je vais bosser. Vous êtes confinés, je roule sur des routes quasi-désertes dans ma Yaris bleue avec ma petite dérogation qui va bien puisque je me la suis faite moi-même, étant mon propre employeur. J’ai bien conscience au bout d’à peine deux jours que pour mes proches, c’est différent. Ils vivent, comme la majorité des Français, une sorte de stase, l’attente à domicile. Sauf évidemment pour les abrutis qui, plus malins que les autres, ont compris que c’est un complot et une stratégie du gouvernement pour faire main basse sur nos libertés, et pour ceux qui ont fui la capitale dans des trains bondés pour aller disséminer du Sars-cov-2 dans des provinces lointaines, aux capacités hospitalières parfois limitées.
Lire le premier épisode «Tout doit être repensé, modifié dans l'urgence»
Tout a changé parce que chaque geste est mesuré. Je suis médecin, et même si je ne suis pas aussi exposé que le sont et le seront les urgentistes et surtout le personnel soignant en réanimation, qui baigne dans une charge virale importante pendant des heures, je suis quand même celui par qui l’infection pourrait pénétrer dans la maison. Mes enfants sont grands, ma femme est résiliente. Il n’empêche, le moindre éternuement est suspect. Tout a changé, donc. Je me lave les mains quarante fois par jour, je dirige les patients dans le cabinet comme s’ils étaient des grenades dégoupillées. L’empathie a cédé la place à une obsession hygiéniste teintée d’inquiétude. Le soir, je me déshabille dans le hall d’entrée, je jette toutes mes fringues à la machine et je vais prendre mon deuxième bain de la journée. En mode décontaminateur de Tchernobyl. Sans angoisse, sans peur, mais avec la conscience que je ne dois pas tomber malade maintenant, que des gens vont avoir besoin de moi, même si la grande majorité d’entre eux, du moins dans ma naïveté je l’espère encore, ne présenteront que des formes bénignes.
Lire le deuxième épisode«On s'en balek de vos élections»
Ce fut une étrange journée. J'ai installé un système de téléconsultation pour éviter de faire déplacer certains patients, j'ai refusé de regarder la télévision ou d'écouter la radio parce que le moindre commentaire hors-sol sur «la bombe Buzyn» m'aurait fait péter les plombs. La marquise se déverse dans les pages du Monde en espérant se faire plaindre. Qu'elle enfile une blouse, un masque (non je déconne, y'en a pas) et monte sur le pont avec nous. Ça lui fera des choses à raconter au procès. Il y a une semaine, tous ces pantins nous exhortaient à nous rendre aux urnes, et aujourd'hui celle qui a abandonné le ministère en pleine connaissance de cause nous explique qu'elle a sciemment menti à ses électeurs et cautionné une mascarade inutile et criminelle. Elle me fait irrésistiblement penser à Bruce Ismay, propriétaire de la White Star Line qui dans le film de James Cameron, profitant d'un moment d'inattention des membres d'équipage, saute dans un canot de sauvetage et abandonne le navire et ceux qui luttent encore et se sacrifient pour tenter de sauver quelques vies de plus. «Sa vie», annonce la voix off de Rose De Witt Bukater «fut définie par une décision prise en un instant».
Lire le troisième épisodeLa vague arrive
Je lis les mails que s'échangent les chefs de service de réanimation sur les procédures envisagées pour faire face à ce qui vient, et retombant sur la confession narcissique de celle qui ose en référer à «l'ADN de la famille Veil» pour tenter de justifier son plan de carrière personnel, aucune larme confraternelle ne me vient. Only God forgives.