Je suis passé à la pharmacie dès mon arrivée au cabinet. Pas de masque. Je me suis dit : ce n’est qu’un léger contretemps. Le gouvernement nous a promis la livraison pour mercredi, c’est sûrement un retard dû à un impondérable. Nous sommes quand même ici à bien trente kilomètres de la capitale, à laquelle nous ne sommes reliés que par deux autoroutes, une nationale, et le chemin de fer. Ça doit être ça, je ne vois rien d’autre. Ou les Cheyennes.
La consultation était identique à celle d'hier, un tiers de patients probablement Covid+, plutôt en bonne santé. A vrai dire, c'est trop calme, j'aime pas beaucoup ça. Je préfère quand c'est un peu trop plus moins calme. Personne ne présentait de gêne respiratoire, personne ne désaturait en oxygène à l'oxymètre digital, tout le monde avait pris sa température. Je bosse dans ce cabinet depuis trente-six ans, et j'ai passé trente-six ans à demander : « Vous avez eu de la fièvre?» sans avoir de réponse. Personne n'avait de thermomètre. Le monde d'hier est clairement enterré. Plus rien ne sera jamais comme avant : désormais tout le monde sait se fourrer un thermomètre dans le cul, matin et soir.
Pour faire gagner un peu de temps à mes confrères et consœurs, je vais partager un secret médical avec vous. Il y a trois grands secrets de la médecine générale, que les vieux retraités chuchotaient à l'oreille de leur successeur quand ils avaient des successeurs. Avant que trente années de néolibéralisme et de gestion économique à court terme n'aient décimé la profession. Le premier secret : «Ne dis jamais aux patients de s'allonger sur le dos sinon ils s'allongeront sur le ventre, demande leur seulement de s'allonger.» Le second : «Un patient qui croise les jambes lorsqu'il s'allonge n'a rien de grave.» Le troisième, le plus important : «Si tu demandes à un patient de respirer, beaucoup inspireront et en resteront là, pendant que tu attends désespérément qu'ils expirent. Demande leur d'emblée d'inspirer et d'expirer bouche ouverte, sans faire de bruit. Parce que le souffle en bouche empêche d'entendre les bruits pulmonaires. Qu'ils respirent comme s'ils étaient planqués dans un placard métallique de cuisine avec une porte coulissante, entourés de vélociraptors, dans Jurassic Park.»
Aujourd'hui ma dentiste m'a apporté son reliquat de masques FFP2. L'orthophoniste du rez-de-chaussée m'a déposé des gants et du gel hydroalcoolique. Une amie de jeux grandeur nature est sortie de son confinement pour m'apporter à manger entre deux consultations. En fait, les gens autour de moi ont été plus proactifs, plus solidaires, plus efficaces, que le président de la République l'a jamais été avec nous. Ça vous étonne? Moi pas. J'ai vu passer un article de Challenges dans lequel un député LREM imagine déjà son avenir radieux : «Le match de 2022… est plié. Emmanuel Macron a gagné. Il s'est imposé comme le père de la nation.» Cool Raoul. Un rayon d'espoir pour ceux qui imaginent que la vie après la lobotomie est impossible. Pour ceux qui ont comme moi ressenti un frisson dans le dos en entendant un illuminé murmurer «Pensez printemps, mes amis. Pensez printemps.» Ben le printemps, vous le passerez au balcon. Si vous avez un balcon. Vous pourrez voir passer les chars.
Ce soir, il n’y avait toujours pas de masque en pharmacie. Je suis rentré, j’ai pris mon bain. Prévenu depuis quelques jours par des amis, et sans y croire, j’ai ouvert la fenêtre vers 20 heures. La clameur, les applaudissements, les «Bravo à vous», «Merci», les voix d’enfants dans la nuit, je n’étais pas prêt, je crois. J’ai ressenti un moment d’intense émotion, et réalisé à nouveau à quel point ce président hors-sol ne mérite pas son peuple.