Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.
Le premier choc, c'est ici qu'il faut l'encaisser. Dans cet espace réduit envahi par les ordinateurs et une quinzaine d'étudiants en blouse blanche, casque sur les oreilles. Dans la salle de régulation, des «bébés médecins» volontaires pour aider à trier les 5 000 appels qui déferlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appels généraux, urgents-pas urgents, Covid-non Covid, graves-pas graves. En bout de chaîne, six ou sept médecins régulateurs prennent l'ultime décision. Enorme responsabilité. Le Dr Patrick va passer la nuit collé à son écran, en prise avec toute la détresse du monde. Une sonnerie de téléphone, une fiche de renseignements et une géolocalisation. Sonnerie-décrocher-écouter-analyser-décider-noter l'indication choisie sur la fiche-raccrocher. Sonnerie… Infernal carrousel. Toute la nuit.
Il y a bien sûr d’autres pathologies, le gosse qui a fait une chute sur la tête, la grande qui a avalé de petits morceaux de verre, le mari diabétique agité, la dame opérée récemment qui fait une crise d’angoisse. On sait faire. Mais 80 % des appels concernent le Covid-19. Là, il faut faire le bon choix. Les ambulances, les médecins, les lits disponibles, tout est rare, précieux, vital.
Sonnerie. «Bonsoir… Oui… Non… Je comprends mais nos ambulances sont réservées au Covid.»
Sonnerie. «Allo ? Vous avez un peu de mal à respirer mais pas de fièvre… Votre médecin ? Ah, il n'est pas joignable. Je vous en envoie un cette nuit.»
Sonnerie. «Allo ? Vous avez perdu l'odorat ? Et le goût ? Oui, c'est un signe d'atteinte bénigne. Cela se récupère lentement. Restez confiné. Isolez-vous de votre famille.»
Sonnerie. «Bonsoir… Votre fille… 16 ans… Gêne respiratoire… Quoi ? Non, arrêtez les corticoïdes. Elle est asthmatique grave ? Bon, continuez…»
Sonnerie. «Allo ? Ah, gêne respiratoire forte, des douleurs dans la poitrine, du mal à parler… 50 ans. Ça va aller. On vient, monsieur.»
Et puis il y a ces appels, terribles, qui viennent des Ehpad, des maisons de retraite, avec parfois plusieurs cas au même étage. Il faut les classer par niveau d’autonomie. GIR1 : grabataire. GIR2 : fonctions mentales non altérées, besoin d’aide permanente. GIR3 : besoin d’aide seulement quelques fois par jour. GIR4 : capable de se déplacer.
Sonnerie. «Allo ? Elle étouffe. Mettez-la sous oxygène… Non, désolé, on ne prend plus les GIR1 et 2 à l'hôpital.»
Sonnerie : «Oui ? Elle a 85 ans… Forte fièvre… Désaturation… GIR4 ? OK. On vous envoie une ambulance.»
Quatre heures du matin.. Le Dr Patrick doit se faire remplacer. Moulu, vidé, abattu : «Cette nuit, je viens de condamner trois personnes âgées à mort…» Ou plus exactement, vu leur état, à mourir dans leur institution plutôt qu'à l'hôpital. Dur d'accepter ça pour un médecin.