1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, flash-back en mars 2020, au début de la crise du Covid, face à un professeur Raoult dont l’hydroxychloroquine faisait fantasmer.
Didier Raoult est l’homme du moment. Celui qui divise et dont tout le monde parle, dans les journaux télé, sur les réseaux sociaux, en famille et jusqu’à la Maison Blanche. L’infectiologue en passe de devenir le médecin le plus célèbre de France clame que l’on peut guérir de ce satané coronavirus grâce à la chloroquine, un antipalu courant. «Dès qu’il y a un traitement, anodin, qui ne fait pas de mal et qui commence à donner des effets thérapeutiques, il faut le prescrire. Si après, on découvre quelque chose de mieux, on changera. Tout ça, c’est du pragmatisme», nous martèle-t-il de Marseille alors qu’on est confiné à Paris. L’homme de 68 ans incarne l’espoir. Notre société chamboulée, confinée et apeurée par les bulletins mortuaires quotidiens, ne sait plus à quel saint se vouer après les discours contradictoires et l’impréparation des autorités politiques et sanitaires. Alors, elle veut croire en Didier Raoult, avec ses chemises colorées sous sa blouse blanche et ses longs cheveux blonds, caricature du geek savant option druide gaulois. Et elle espère que sa solution est aussi efficace que la potion magique de Panoramix, pas un vulgaire élixir du Docteur Doxey. La foule de gens faisant désormais quotidiennement la queue devant son Institut hospitalo-universitaire (IHU) pour être testée annonce un basculement dans une sorte de passion du Christ revisitée à la sauce Emmett Brown. Loin de nous l’idée de leur jeter la pierre : si on était dans le Sud et qu’on se sentait malade, on ferait comme eux.
Dans son bureau d’une vingtaine de mètres carrés de l’IHU, où les photos de famille se chamaillent au mur avec ses nombreuses récompenses, Didier Raoult explique qu’il n’est «pas un magicien», que c’est tout simplement de la science. Il dit, face aux attaques, volontiers moqueur et cassant vis-à-vis de ceux qu’il méprise intellectuellement : «Je m’en fous ! Les médecins qui me critiquent ne sont ni dans mon champ ni dans ma catégorie de poids.» Dans son champ, les maladies tropicales et infectieuses, c’est un poids lourd mondial, un des chercheurs les plus publiés dans les revues scientifiques prestigieuses. Grand prix de l’Inserm 2010, deux bactéries portent son nom (les «Raoultella» et les «Rickettsia raoulti»). Ses équipes et lui sont à l’origine de la découverte des virus géants, du diagnostic rétrospectif de la peste au Moyen Age ou de travaux sur le bioterrorisme. La liste est longue.
L’homme affiche une confiance en ces capacités et en sa renommée si grande qu’elle boucherait sans problème le port de Marseille. Il est surpris qu’on n’ait jamais entendu parler de lui avant cette pandémie, et on s’excuse, tout contrit de ne pas être un spécialiste. Il dit : «Il existe plusieurs théâtres. J’ai mon théâtre, mondial, dans lequel je joue ma pièce à moi, qui n’est pas le vôtre de théâtre, ou qui n’est pas celui de Cymes.» Didier Raoult n’est pas un grand amateur des médias et docteurs à audimat qui réduisent l’information au «niveau des bistrots». Il estime qu’il ne peut pas «répondre à toutes les bêtises» et enjoint les gens à aller «regarder les données eux-mêmes», même dans des domaines dont il n’est pas spécialiste, comme le réchauffement climatique. En bon amateur de Claude Allègre, l’ex-chroniqueur du Point affiche une forme de scepticisme, ce qui ne fait rien pour changer sa réputation d’iconoclaste. «Le conflit intellectuel dans la recherche, c’est normal. Dubito ergo sum, “je doute donc je suis”», balaie-t-il.
Didier Raoult est né au Sénégal. Sa famille s’installe à Marseille quand il a 9 ans. Sa mère est infirmière, son père médecin militaire. Après son bac littéraire, il devient un temps matelot dans la marine marchande avant de faire son service militaire à Tahiti et de commencer des études de médecine sur l’injonction de son père. Marié à une psychiatre, père de deux enfants, l’admirateur de Napoléon et De Gaulle, de nature fonceuse, enchaîne dès le début de sa carrière les succès. Il devient notamment le président de l’université Aix-Marseille de 1994 à 1999. Pour l’IHU, son bébé, il a obtenu une subvention de presque 73 millions d’euros, signe qu’il n’est pas non plus un paria. Côté face, l’admirateur de très bons vins a la réputation d'être une grosse pointure, un bourreau de travail, qui continue de recevoir les patients ou d'étudier les rickettsioses, les maladies transmises par les poux, tiques et puces, auprès des SDF. Côté pile, son pouvoir omnipotent et son côté bulldozer grognon laisse du monde sur le carreau, partout où il passe. En 2017, un de ses chercheurs a été révoqué de la fonction publique pour des faits d’agressions sexuelles. Didier Raoult a été accusé de ne pas avoir saisi suffisamment tôt l’ampleur du problème, voire d'être dans le déni. «C’est une histoire individuelle, répondait-il à l'époque. Je ne suis pas juge, ni policier.»
«On peut ne pas le trouver sympathique mais ce n’est pas le sujet, analyse Nicolas Lévy, chef du service de génétique à La Timone à Marseille. Ce qui est vrai, c’est que c’est un visionnaire, il a bâti une structure d’infectiologie unique en Europe. Et s’il n’avait pas les défauts qu’il a, notamment la pugnacité, il n’y serait pas arrivé.»
Membre du conseil scientifique de Macron, dont il a annoncé mardi qu’il ne participerait pas aux réunions, le professeur de microbiologie se garde de trop critiquer le pouvoir en place, mais il est évident qu’il n’aurait pas agi de la même manière. Le chercheur juge qu’il faudrait tester massivement, isoler les malades et les soigner au lieu de les laisser chez eux jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard.
Quand on lui parle de ses inimitiés avec des pontes comme Yves Lévy, directeur de l’Inserm et mari d’Agnès Buzyn, celui qui est célébré aux Etats-Unis où il a fait ses études post-doctorales commence toujours par répondre en passant par toutes les nuances du «rien à fiche, foutre». Mais à chaque phrase sa défiance transpire. «Paris a une espèce de syndrome de Versailles du XVIIIe siècle. Lisez Saint-Simon. Tout le monde discute avec tout le monde, se recommande entre amis, c’est très endogamique. Le monde ne fonctionne plus comme ça aujourd’hui.» Au contraire, il n’a pas de mots assez élogieux pour qualifier le travail des scientifiques chinois ou coréens. «L’avenir s’inscrit à l’Est : c’est là que ça se passe.»
Didier Raoult s’agace. Nos questions sont trop longues, alors que tout est si simple. Mais il savoure aussi son moment, dans une dernière réflexion scientifico-messianique : «Je ne suis pas seul. Quand on est tout seul, c’est qu’on est fou ou qu’on a atteint un degré de génie qui n’est plus compréhensible par le reste de l’humanité. Je ne veux pas que ça m’arrive.»
Didier Raoult en 4 dates. 13 mars 1952 Naissance à Dakar. 2010 Grand prix de l’Inserm. 2011 Création de l’IHU de Marseille. 23 février 2020 Epidémies. Vrais dangers et fausses alertes (Michel Lafon).
En raison du confinement, les rencontres pour les portraits de dernière page peuvent être réalisées par Skype ou téléphone.
Making-of: Covid et distance nécessaire
C’est la première fois que la règle d’or de la Der fut contournée. Et pour cause: le 17 mars 2020, en pleine pandémie de Covid-19, entrait en vigueur le premier confinement. Plus question de se déplacer et d’aller à la rencontre de nos interlocuteurs, risque sanitaire oblige. «Pas le choix», il a donc fallu «se réinventer», se souvient Quentin Girard, alors chef adjoint de la rubrique Portraits. A l’époque, l’inquiétude quant à l’épidémie est grande, et «l’hydroxychloroquine est dans toutes les têtes». Dans ce contexte, Didier Raoult, infectiologue marseillais devenu promoteur du médicament, fait alors figure d’«homme du moment». Lui répond aux questions en visio depuis Marseille. «Rien ne vaut un face-à-face, mais on a quand même réussi à recréer une autre forme d’intimité, lui depuis son bureau, et moi depuis ma chambre», ajoute Quentin Girard. Les questions habituelles très personnelles du portrait semblaient futiles, au vu de la gravité de la situation de l’époque. Didier Raoult fait l’effet d’un homme «très affirmatif, parlant sur le ton de l’évidence, vraisemblablement peu habitué à être contredit, et coupant court quand il s’agissait de demander détails ou précisions». Pour autant, à la relecture, et malgré le peu d’informations et de recul dont on disposait alors, Quentin Girard estime ne s’en être pas trop mal tiré et avoir su garder la distance nécessaire, avec une personnalité devenue ensuite très controversée. En février 2024, Didier Raoult a fini par être interdit d’exercer la médecine, pour avoir promu ce traitement sans données scientifiques fiables.