«Oui, je suis à la mairie.» A l'autre bout du fil, on devine Emmanuel Grégoire, le premier adjoint d'Anne Hidalgo, en train de grignoter. «Je mange beaucoup quand je travaille beaucoup», explique celui qui pilotait la campagne de la maire sortante de Paris jusqu'au premier tour des élections municipales. Il y a deux semaines, on l'appelait pour parler alliances électorales. Ce n'est plus un sujet : «On met ça entre parenthèses au titre de l'intérêt supérieur du pays.» Qu'ils soient sortants en bonne voie de réélection – les municipales sont pour l'instant suspendues jusqu'à fin juin – ou qu'ils aient eu l'intention de passer la main, les maires se retrouvent en première ligne face à la crise sanitaire du coronavirus. Au plus près du terrain pour relayer les consignes sanitaires et sécuritaires adoptées par l'Etat. C'est d'autant plus vrai dans les grandes villes et les métropoles, où l'on compte de nombreux cas. «La tâche est immense, on a une organisation militaire», confirme Emmanuel Grégoire.
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Couvre-feu
Dans les murs de l'hôtel de ville de Paris, ils sont une centaine chaque jour, contre mille en temps normal. La maire, sur place, fait un point quotidien sur la situation avec la direction des services, puis une conférence téléphonique avec les adjoints et les maires d'arrondissement. L'enjeu, c'est d'assurer les missions essentielles de la ville, comme la collecte des déchets, avec le minimum d'agents. Mais aussi d'apporter des réponses spécifiques à la crise sanitaire : informer les Parisiens sur le confinement et l'accompagnement mis en place, distribuer les stocks de masques de la mairie à ceux qui en ont le plus besoin, ouvrir des centres de santé pour décharger l'hôpital, héberger les sans-abri dans des gymnases de la ville, proposer des solutions de garde d'enfants au personnel soignant, trouver des lieux pour accueillir les premiers malades guéris qui ne peuvent pas encore rentrer chez eux… «On est sur le pont non-stop. L'Etat nous répond, mais faiblement par rapport à ce qu'il devrait. On a parfois des injonctions contradictoires donc on prend des décisions tout seuls», raconte Anne Souyris, adjointe à la santé. Pendant la campagne, l'élue écolo, candidate sur les listes du chef de file EE-LV, David Belliard, tapait de temps à autre sur le camp Hidalgo. Aujourd'hui, tout ça semble lointain. «Depuis le mois de janvier [et l'annonce de la candidature de Hidalgo], on a toujours bien travaillé ensemble, même si on n'était pas dans la même bande», relativise l'adjointe. Pendant trois mois, elle était sur deux fronts : les élections d'un côté, son poste d'élue de l'autre. «C'était l'enfer, j'ai été soulagée de pouvoir mettre la campagne entre parenthèses.»
A Grenoble, dès le soir du premier tour, le maire écologiste, Eric Piolle, candidat à sa succession, a demandé à ses colistiers de distribuer aux plus précaires des repas préparés dans la cuisine centrale de la ville, qui alimente normalement les cantines. L’édile a également décidé d’ouvrir une garderie pour les enfants des soignants, des forces de l’ordre et des pompiers, et de lancer une plateforme d’entraide entre citoyens.
Dans certaines villes, des maires utilisent aussi le versant coercitif de leurs attributions. Pour limiter les déplacements et imposer la «distanciation sociale» à leurs administrés récalcitrants, de nombreux couvre-feux ont été instaurés. Le maire de Nice, Christian Estrosi, a été le premier à prendre un arrêté interdisant les sorties à partir de 23 heures. Depuis, Menton, Béziers, Montpellier, Perpignan ou encore Charleville-Mézières ont suivi. A Nice, le maire LR a aussi brandi la menace d'un texte interdisant les sorties sportives si les Niçois ne se disciplinaient pas un peu plus après avoir fermé la promenade des Anglais et les marchés alimentaires. «Lorsque je vois que dans certaines villes on a laissé les marchés publics ouverts, je dis que c'est une folie», assénait-il la semaine dernière. Edouard Philippe a finalement annoncé leur fermeture généralisée lundi soir, tout en précisant que les préfets pourraient faire des dérogations sur appréciation des maires, les mieux placés pour juger. Le Premier ministre a par ailleurs limité la pratique sportive à une heure par jour et 1 kilomètre autour du domicile.
Lui-même diagnostiqué positif au Covid-19, Christian Estrosi milite également sur le front médical, sans avoir aucune qualification en la matière. Dimanche, il a claironné sur Twitter avoir «obtenu satisfaction» : Nice et son CHU peuvent «mettre en place le protocole du professeur Raoult» à base de chloroquine, un traitement antipaludéen qu'il a lui-même suivi. En réalité, les hôpitaux niçois ont été sélectionnés dans le cadre d'un essai clinique européen coordonné par l'Inserm, qui vise à tester plusieurs traitements. Les hôpitaux de Lyon, Nantes, Lille, Strasbourg ou encore Bichat à Paris ont également été choisis selon une liste de critères - sur laquelle ne figure pas l'activisme de l'élu LR. Car la chloroquine suscite encore beaucoup d'interrogations au sein de la communauté scientifique. Des doutes dont ne s'embarrasse pas l'édile, qui plaide publiquement pour que la médecine libérale puisse en prescrire également.
«Pas le moment d’abandonner»
Dans les plus petites communes, où la figure du maire est incontournable, les élus sont tout autant mobilisés: faire respecter le confinement, aider les plus âgés, mettre à disposition des attestations de déplacement obligatoire, distribuer les masques de «l'ère Bachelot» (commandés il y a dix ans, pendant la grippe H1N1) et soutenir le personnel soignant, notamment en gardant leurs enfants… A la tâche, nombre de maires qui voulaient décrocher vont devoir continuer à administrer leur commune quelques semaines, voire quelques mois. «J'ai accompli mon mandat avec beaucoup de passion mais quand vos petits-enfants vous disent "Papilou, quand est-ce que tu viens nous voir ?" vous vous dites que vous passez à côté de quelque chose, témoigne Michel Lebreton, 66 ans, maire de Souillé, petite commune de la Sarthe. Mais vu la situation, je vais poursuivre mes fonctions avec bon cœur, ce n'est pas le moment d'abandonner le navire.»
Il y a aussi ceux qui, candidats à leur succession, savent qu'ils ont peu de chances d'être élus au regard de leur score au premier tour. Maire sortant de Marguerittes (Gard), 8 500 habitants, William Portal a été très largement distancé le 15 mars. Désavoué par ses administrés après «trente et un ans de mairie», il va devoir gérer la crise jusqu'à la date du nouveau scrutin : «Je suis fidèle à mon poste, on assume nos responsabilités d'élus tant qu'elles nous sont laissées.» Mais, forcément, le second tour est toujours dans un coin de la tête. «Je pense que je peux rattraper l'écart, j'ai suffisamment de contacts dans les familles qui ne se sont pas déplacées. Après, je suis démocrate, si les gens me renvoient chez moi, j'ai 75 ans, je rentre.»
A Saint-Denis, le communiste Laurent Russier est arrivé en deuxième position, loin derrière le socialiste Mathieu Hanotin. Une mini-bombe. Les rouges dirigent la ville depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. «Je ne peux pas me dire que ce qui se passe est chouette pour la campagne, ce n'est pas le sujet. Mais c'est vrai que les habitants doivent avoir un maire qui est à la hauteur des enjeux et c'est ce que je m'efforce de faire», explique le maire en difficulté dans les urnes. En attendant le second tour, Russier est un peu partout. Il gère la crise sanitaire de chez lui et de son bureau pour les réunions, en contact avec le commissaire de la ville et le préfet du département. Et multiplie les vidéos pour convaincre ses concitoyens de rester chez eux. Le maire cherche encore la meilleure solution pour convaincre les jeunes qui traînent en bas de quelques tours de ne pas sortir. «Les relations peuvent être compliquées avec la police donc je vais sûrement demander aux animateurs du service jeunesse de discuter avec eux.» La mairie contacte aussi quotidiennement par téléphone toutes les personnes âgées de Saint-Denis pour s'assurer que tout va bien. Les journées ne sont pas plus longues mais beaucoup plus «pesantes». Des «décisions difficiles» tous les jours.
Dernier cas de figure : des maires battus dès le premier tour qui vont rester en fonction jusqu'à ce que les conseils municipaux puissent se tenir pour officialiser l'élection de leur successeur. Prévu ce week-end, ils n'auront finalement pas lieu avant le mois de mai, au minimum. Jeudi, Sébastien Lecornu, le ministre en charge des Collectivités locales, affirmait pourtant qu'il serait «compliqué de demander à des maires qui ne se représentent pas ou qui ont été battus au premier tour d'assumer des responsabilités en pleine crise alors que d'autres ont candidaté et ont été élus pour le faire». En gros : il fallait réunir les nouvelles équipes et leur passer la main. Mais vingt-quatre heures plus tard, l'avis du comité scientifique qui conseille l'exécutif a tout chamboulé en jugeant que les conditions sanitaires «n'étaient plus réunies» pour convoquer les nouveaux conseils municipaux.
Relais compliqué
Les néo-maires, qui se préparaient à prendre leurs fonctions depuis une semaine, devront donc attendre. Certains, interrogés juste avant l'annonce du report, assuraient se sentir prêts, et racontaient déjà ce qu'ils voulaient mettre en œuvre pour faire face à la crise. Elu maire de Cintegabelle (Haute-Garonne), commune de 3 000 habitants, le socialiste Sébastien Vincini expliquait : «Normalement, on n'est pas livrés tout de suite à nous-mêmes, les maires sortants accompagnent, même quand ils ont été battus. Là, ça ne va pas être possible, on se retrouve un peu seuls. Mais les municipalités s'appuient sur un réseau de fonctionnaires territoriaux qui ont un grand sens du devoir et assurent une continuité.» Pour la plupart, le sujet du report est accessoire. Lionel Ropert, élu à Noyal-Pontivy, dans le Morbihan, explique être «impatient mais pas déçu». «De toute façon, c'est une élection tronquée, et puis on pense d'abord à la santé des gens. Je n'ai aucun état d'âme, la politique paraît un peu secondaire, on risque tous d'être touchés à un moment.»
Mais pour d'autres, ce passage de relais retardé est plus compliqué. La socialiste Rafika Rezgui a fait basculer la ville de Chilly-Mazarin, en banlieue parisienne, dès le premier tour. Elle a devancé le maire sortant de droite, Jean-Paul Beneytou, sur le fil, de 481 voix. Entre les deux, la relation est tendue. Ils se croisent sur le terrain depuis des années. En attendant sa prise de fonction, la socialiste s'était mise au travail pour affronter la crise sanitaire. Elle a publié un texte sur les réseaux sociaux pour tenter d'organiser les choses : «Je souhaitais que les personnes âgées, les handicapés et les femmes enceintes soient prioritaires dans les commerces pour qu'ils puissent faire leurs courses tranquillement. Les commerçants étaient d'accord.» Le hic : Beneytou lui a rappelé qu'elle n'était pas encore installée dans son fauteuil. Rafika Rezgui a effacé son texte sur les réseaux sociaux. «Il ne souhaite pas que la passation se passe sereinement», raconte-t-elle. Un exemple ? «Dans la ville, il y a plusieurs jeunes qui ne respectent pas le confinement et la majorité sortante prend des photos pour expliquer que c'est déjà la pagaille avec moi alors que je n'ai aucun pouvoir.» La socialiste a fait un pas en arrière : plus un mot en attendant sa prise de fonction.