Le matin je me réveille plus tôt pour faire les courses, afin d’éviter à ma famille de sortir. Le type qui faisait la queue devant le bureau de tabac avec l’oxygénateur en bandoulière, j’avoue que je n’étais pas prêt. Ça promettait d’être long, comme d’habitude, mais le vigile à l’entrée du Monop a demandé s’il y avait des professionnels de santé dans la file et arborant mon caducée je suis passé en premier.
Au cabinet, quelques cas suspects de Covid, plutôt en bonne santé, puis la téléconsultation, avec les moyens du bord : WhatsApp, plateforme dédiée quand les patients y arrivent, ou juste le téléphone. Suivant les conseils de régulateurs du Samu, j'arrive maintenant à déceler dans la voix et la respiration des appelants des éléments que je n'aurais jamais pensé utiliser pour poser un diagnostic du temps où je pouvais faire venir tout le monde au cabinet. Je me retrouve à donner des directives étranges : «Demande à ta femme de s'asseoir face à toi dans la lumière, d'enlever son haut sauf son soutien-gorge, et sans lui dire pour ne pas l'influencer, compte son nombre de respirations pendant trente secondes sur ton smartphone, multiplie par deux, et donne-moi sa fréquence respiratoire.» On dirait un sketch des Monty Python avec un médecin pervers, mais ça marche.
J’ai fait venir un enfant au cabinet parce que sa fréquence respiratoire, bien calculée par ses parents, semblait limite, mais à l’examen son état était rassurant. J’ai été ravitaillé à nouveau par une amie, ai mangé en téléphonant aux différentes administrations des Yvelines pour préparer l’ouverture du centre Covid demain, tout en sachant que même si nous avions préparé les choses en amont nous allons nous heurter au réel, aux bugs, aux difficultés. Certains confrères auraient préféré attendre encore, mieux nous préparer, mais c’est le principe des exponentielles. On ne sait pas quand la vague arrive, ni sa force. Qui sait ce qui peut se passer en cinq jours ? Parmi mes nombreux coups de fil, j’ai parlé au directeur de l’hôpital, pour lui demander de l’aide pour le matériel de protection. Nous avons calculé, il nous faudrait en gros 250 surblouses à usage unique pour le mois. Le directeur a promis de faire son possible pour intégrer ça dans sa prochaine commande. Les agents municipaux ont préparé les boxes, mis en place la signalétique. Le maire a récupéré des tenues de protection, une entreprise lui en a promis d’autres. Nous avons convenu de faire une petite vidéo demain matin pour faire un appel à la population : industriels, artisans, commerçants…
J’ai essayé de terminer plus tôt pour voir un peu les miens. Dans la voiture le téléphone a sonné. En kit mains libres, j’ai répondu. C’était à nouveau le directeur de l’hôpital, qui me disait qu’il avait fait tout son possible mais qu’il n’avait pas assez de surblouses pour nous en passer.
C'est l'hôpital dans lequel j'ai fait toutes mes études, l'hôpital dans lequel, jeune réanimateur aux cheveux pas encore blanchis, je courais en blouse dans les couloirs en plaquant les mains sur mes poches pour ne pas perdre en route ma règle à ECG, mon stétho, mon carnet, les divers grigris d'un beaucoup trop jeune homme investi d'une mission trop grande pour lui. C'était MON hôpital et ma tribu, et j'en étais fier. Quand la nuit tombait sur la ville, du box des infirmières on voyait les lumières au loin partout jusqu'à l'horizon, et avec le bip en poche on se sentait une âme de sentinelle et de berger. Si dans l'un de ces foyers quelqu'un portait la main à sa poitrine et demandait, en sueur, à son conjoint de faire le 15, c'est dans mes lits qu'il arriverait cette nuit-là. C'était l'un des deux plus grands hôpitaux de la région parisienne à l'époque, avec l'une des plus grosses équipes de garde de nuit. Et aujourd'hui, trente-six ans plus tard, le directeur me disait qu'il cherchait du matériel pour protéger ses équipes. J'ai raccroché. Quelque part sur un plateau, Sibeth Ndiaye devait être en train de répéter en boucle «Je crois qu'on ne peut pas dire qu'il y a eu un défaut d'anticipation de cette crise, bien au contraire.» La France a d'incroyables talents.